Colard Mansion, un scribe-copiste-libraire & traducteur, devenu éditeur-imprimeur, est un des rares exemples documenté d'un scribe-copiste de manuscrits bien établi qui devient imprimeur d'incunables, ces livres bénéficiant de l'invention de Gutenberg publiés & avant l'an 1500. 98 Après avoir commencé, en 1476, à imprimer ses premiers ouvrages (il en imprimera plus d'une vingtaine en huit ans), il poursuit sa carrière de scribe au service de la noblesse et de la cour de Bourgogne ainsi que de riches bourgeois. Il diversifie la palette de production de son atelier. Le profit qui en résulte en fait vraisemblablement un homme encore mieux pourvu.

William Caxton, un contemporain pour lequel Mansion a travaillé à Bruges, avant que Caxton ne reparte en Angleterre (Westminster), était à l'origine orfèvre.

Le Groeningemuseum brugeois héberge une exposition remarquable: Haute Lecture, par Colard Mansion. Alors que l'expo liégeoise, Empreintes, se poursuit jusqu'au 20 juillet 2018, celle-ci se termine le 3 juin 2018. Elle a rassemblé pour le plus grand bonheur des visiteurs des manuscrits et des incunables réalisés par un homme et son atelier brugeois (une douzaine de personnes probablement).

Ces joyaux proviennent de 55 bibliothèques et musées 254 situés dans treize pays différents. C'est la première fois que sont rassemblées autant d'oeuvres d'art fabriquées par un homme installé à Bruges entre 1457 et 1484. L'expo liégeoise a pour objectif la mise en valeur patrimoniale des possessions de l'ULiège, à l'occasion de son bicentenaire, tandis que le musée brugeois met en avant un homme aux réalisations exceptionnelles à plus d'un égard. Sont réunis sous nos yeux, pour la première fois, tous les exemplaires existant encore, produits par cet atelier ! Les deux expositions magnifient le livre dans ses nombreuses splendeurs multiséculaires.

Comme certains éditeurs contemporains rendent disponibles à la fois une édition papier et une édition numérique pour liseuse, Mansion continue à réaliser des manuscrits sur commande alors qu'il imprimait 24 ouvrages, principalement en français - y compris les Métamorphoses d'Ovide dont il assure lui-même la traduction à partir d'une version latine chrétienne. Boccace aussi. 74

Merci à l'équipe de chercheur·e·s d'avoir ainsi mis à la disposition du grand public tant de trésors. Elle participe à la vulgarisation d'un savoir précis sur le passé: le 15e siècle, ce n'est pas si loin dans le temps, et pourtant...

Bruges a précédé Paris, Lyon et Anvers... En filigrane, se perçoit la fierté brugeoise dans cette dernière référence... Tout comme cela chipote l'un ou l'autre spécialiste l'usage exclusif du français comme langue d'édition (à côté de trois ouvrages en latin)... sans qu'ils se départissent jamais de ce ton si caractéristique des universitaires pointus étayant leurs constats sur des sources solides.

Ils nous donnent aussi à apprécier deux polices de caractères réalisées pour Mansion: la Bastarda, directement inspirée par la cursive n vogue dans les manuscrits destinés principalement à la cour du duc de Bourgogne, et la Rotunda, une gothique arrondie plus économique, nous dit le catalogue.

Notons que celui-ci, publié en anglais, a lui-même été imprimé dans une police numérique spécialement réalisée pour lui, la Rotunda sans (= sans sérifs) par Jo De Baerdemaeker et Lieve Cornil. 256

Vous l'aurez compris: le retour en train s'est entièrement passé à entamer la lecture enthousiaste du catalogue.

Prochaine étape: re-visiter le musée Plantin-Moretus à Anviers (postérieure, mi-16e siècle) ?


Chaque ouvrage exposé fait l'objet d'une mise en valeur dans l'exposition qui permet de se sentir pris en main sans aucune lourdeur, tandis que dans l'ouvrage imprimé par les éditions Snoeck, l'ensemble bénéficie d'un catalogage très bien documenté, souvent sur plusieurs pages &, bien sûr, lavishly illustrated ! Pour chacune des 113 notices, un·e spécialiste de l'oeuvre est à la manoeuvre. Uniformément passionnant. Enfin, je trouve...

La bibliographie en fin d'ouvrage (238-248) cumule sur trois colonnes serrées l'ensemble des références mentionnées dans les notices par l'ensemble des spécialistes. Tandis que les quatorze essais ont la leur propre, en notes à la fin de chaque essai.

Les affiliations de ces auteur·e·s ne sont pas signalées, en tout cas pour ceux qui ne font pas partie du comité scientifique. Un tout petit bémol, en rien dommageable à la haute qualité de l'ensemble, qui inspire confiance par cette diversité même. Quelques débats à fleurets mouchetés ont d'ailleurs leur place, entre autres dans les notes... Des hypothèses émises se réfutent ou en tout se mettent en doute. Leur affiliation ? Juste une saine curiosité de ma part.

Le 12e essai use de sous-titres imprimés en rouge, comme le faisait parfois Mansion. Les autres utilisent un symbole typographique servant de séparateur entre deux paragraphes (paragraph mark, marqueur de paragraphe):

un exemple, p. 86.
PILCROW typography
a typographical symbol (¶) used to mark the start of a paragraph
le symbole
typographique,
nommé
PILCROW
en anglais,
en Rotunda sans.

Ce procédé est apparemment hérité des manuscrits. Il permet d'optimiser le nombre de signes sur la page, en évitant d'aller « à la ligne » à chaque nouveau paragraphe. On retrouve ce procédé chez François Richaudeau avec pour objectif rendre le parcours de la page par l'oeil plus fluide & donc plus rapide & pertinent.

Une mention spéciale pour l'audioguide, inclus dans le prix d'entrée: il est remarquable, didactique et informatif, en tout cas dans sa version française. La visite s'effectue de façon fluide, selon un découpage en séquences qui allie mise en scène spectaculaire et sens de la pédagogie sans lourdeurs. Les légendes imprimées ici en noir sur fond blanc sont, grâce au corps de lettre choisi, éminemment lisibles.

L'oeil a éprouvé une joie esthétique durable en visitant cette exposition, tant de joyaux de plus de 500 ans caressés d'un regard complice & attendri. Sous nos yeux, la vie de tant d'artisans du livre, au sommet de leur art, se déploie.