Le génie de la vallée
ne meurt pas
On l’appelle la Femelle obscure
La porte de la Femelle obscure
S’appelle la racine du ciel
et de la terre
Comme file un fil elle dure
En user ne l’épuise

Cité par A. Berque in La pensée paysagère, 35.

 

VI
L'esprit du Val
L'esprit du Val ne meurt point,

c'est la sombre femelle.
La porte de la sombre femelle
est racine de la Terre et du Ciel.

Fil de soie infini qui semble presque exister
et dont on use sans jamais le dévider.

Traduit par Jean Lévi (2018) dans
Les deux arbres de la voie, T1, Le livre de Lao-tseu

Ya pas photo je trouve, sur la légèreté poétique de la traduction à gauche et la lourdeur didactique, a-poétique à droite...


Le décodage que nous offre A. Berque éclaire tout entier ce paragraphe personnel:

La femelle obscure du poème taoïste (de LaoziRôshi, chapitre VI) s’incarne dans le fil de l’eau creusant la vallée dont elle est le génie. Cette Femelle obscure, ce génie de la vallée, est puissance d’engendrer la nature: la vie en dépend, végétale, animale. La géologie aussi: c’est l’eau du ruisseau qui creuse la vallée, en approfondit certains méandres se prolongeant en chantoirs où l'homme croit le filet perdu. Elle trace ces collines sur nos horizons impuissants.  7 1 17

 

Nul mieux que Augustin BERQUE ne pouvait écrire cet ouvrage très récemment réédité. Il conjoint deux fils qui sous-tendent les (pré)occupations de son auteur: le paysage et penser. Il pousse même l'affable jusqu'à en être lisible. Ce n'est pas encore un ouvrage de vulgarisation mais s'y décèle le souci de clarifier avec meilleur talent une pensée qui reste complexe à appréhender dans ses nombreux méandres.

En lisant un long entretien qu'il a accordé à la revue indisciplinaire de sciences sociales, Espacestemps.net, se comprend mieux l'envergure que couvre l'expérience réfléchie et pensée de ce chercheur: elle embrasse un espace et une temporalité considérables situés quelque part entre le Haut Atlas occidental et le Japon d'après l'apocalypse nucléaire en passant par l'étude théorique des milieux humains!

Une mémoire enfantine s'y concrétise, enracinée dans le premier, une connaissance reconnue du second lui donne accès probablement à une forme d'univers perçu dont il rend compte dans ses ouvrages, avec des bonheurs divers (côté lisibilité...) mais avec une constance et un à-propos que rien ne déprend sur le fond.

Le style personnel que prend cet entretien rend palpable le chemin parcouru. Il y explique par exemple en détail l'origine de cette si fascinante expression La femelle obscure, comme il le fait dans La pensée paysagère. Il y opère aussi un rapprochement entre une peinture maternelle et L'Origine du monde de Gustave Courbet. Des angles ouverts sur les réalités du monde. Tout ça pour une histoire d'eau... sans laquelle nul vivant ne le serait.

Il y soulève un coin du voile qui recouvre chez chacun-e- d'entre nous l'intimité familiale en révélant un tableau peint par sa mère en 1952, tout en lui offrant une belle explication contextualisée par sa propre expérience d'adulte:

 

La profondeur de champ qu'offrent ces pensées réfléchies qui se délient à mesure qu'elles mûrissent ouvre des chants improbables aux émerveillements rapprochés qu'elle peuvent susciter.