UN DISCOURS ROYAL ENTRE HOMÉLIE ET PHILOSOPHIE
Derrière l’homélie première (et peut-être bienvenue, nous le verrons) se cachent plusieurs messages. Je ne les ai entendus dans aucune « analyse » journalistique. Je creuse, juste par plaisir.
Baudouin, le Roi douloureusement mystique. Hors du temps.
Albert II, un Roi plus jovial, davantage rigolard. Pierre Kroll y est sûrement pour beaucoup.
En Philippe, nous avons peut-être trouvé un Roi-philosophe, chrétien, ô combien, mais plus philosophe que les précédents. Davantage dans le monde aussi. Peut-être.

Le Roi se cite en mauve, André Comte-Sponville en ocre (de larges passages de son Dictionnaire philosophique); j’omets les guillemets mais rien n’est de moi; j’abrège en ACS. Je réfléchis en noir.


D'abord son discours, dans lequel je relève en majuscules des BALISES. Pour l'entendre, c'est ici. Le texte est fourni par la RTBF également.

Mesdames et Messieurs,
Il y a peu de temps, la Reine Fabiola nous a quittés. Aux côtés du Roi Baudouin, elle a adopté notre pays et l’a aimé de tout son cœur. Par des mots et des gestes simples, elle avait le don d’INSUFFLER DE L'ESPOIR à chacun. Elle s’est dévouée sans réserve à ceux que la vie avait durement frappés.
Nous sommes très profondément reconnaissants pour tout ce qu’elle a fait, pour tout ce qu’elle a été. Au nom de notre famille, je voudrais vous dire merci pour les nombreux témoignages de sympathie et d’affection que vous nous avez exprimés à l’occasion de son décès.
La Reine Fabiola nous laisse un grand témoignage d’ESPOIR et d’OPTIMISME. Ce témoignage a une valeur inestimable à une époque marquée par la PEUR. La peur du lendemain, la peur de ne pas être à la hauteur, la peur de l’autre. Lorsqu’elle se fait trop envahissante, la peur paralyse, elle engendre le repli sur soi et la solitude, et fait perdre le goût de l’avenir.
Je comprends votre INQUIÉTUDE et le sentiment de découragement devant l’immensité des défis de notre génération, la faible croissance de notre économie, l’augmentation de la précarité. Pourtant, refusons de nous laisser gagner par la RÉSIGNATION. Tous ensemble, en partageant les efforts, nous pouvons surmonter la crise. Il faut un certain courage pour réagir à la morosité.
Essayons d’abord de CHANGER NOTRE REGARD SUR LE MONDE. Un vrai REGARD POSITIF libère l’action et la créativité,chez celui qui porte ce regard mais aussi  chez celui sur qui il est porté. Je pense notamment à ces nombreuses personnes que la Reine et moi avons rencontrées et qui puisent dans une difficulté ou un échec la force pour un nouveau départ.Le regard positif mène à l’ENGAGEMENT. Il possède aussi une réelle puissance d’entraînement. Cet état d’esprit renforce les complémentarités et la COHÉSION dans notre société. Il sécurise, il sort de l’isolement, il CRÉE DES PONTS, il donne un SOUFFLE à l’avenir.
Ensuite, regardons autour de nous. Nous avons la chance de vivre dans une société où sont à l’œuvre de nombreuses FORCES POSITIVES. Je pense à tous ceux qui s’engagent, souvent bénévolement, en faveur des jeunes, des personnes âgées, des malades, des isolés ou des plus démunis. Je pense à la solidarité dont nous faisons preuve à tous les niveaux. A nos administrations publiques, quotidiennement au service de la population. A ces entreprises et ces services publics qui allient avec succès efficacité et humanité. Je pense à l’impressionnante capacité d’innovation de nos entreprises et de nos scientifiques. Cette capacité d’innovation aussi est l’expression d’un regard d’espoir et d’optimisme. C’est d’abord par un regard positif que se façonne toute avancée même discrète.
Mesdames et Messieurs,
En cette période de Noël et à l’aube d’une année nouvelle, posons sur nous même et sur ceux qui nous entourent un regard d’espoir. Ayons le goût de l’AVENIR. C’est ce que la Reine et moi vous souhaitons, ainsi qu’à tous ceux qui vous sont chers.

(La libre m'a donné l'idée d'en extraire un autre avec Wordle. Sur le fond, vous constaterez par ailleurs qu'une grille de lecture n'est pas l'autre...)


LES BALISES RELEVÉES DANS LE TEXTE:
1 ESPOIR

ACS: Souvent synonyme d’espérance, l’espoir, une passion; l’espérance une des trois vertus théologales dans la théologie chrétienne. L’espérance a  Dieu même pour objet. Chaque fois que j’espère autre chose que Dieu, ce n’est pas une espérance, ce n’est qu’un espoir, passionnel et vain comme ils le sont tous.
Ni les grecs, ni Spinoza, ni ACS à leur suite, ne font cette distinction. Pour Spinoza l’espoir est « une joie inconstante née de l’idée  d’une  chose  future  ou  passée,  de  l’issue  de  laquelle  nous doutons en quelque mesure. » « Il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir. » D’où la peur au 3e mot-clé.
Espérer, c’est craindre d’être déçu. Craindre, c’est espérer d’être rassuré.
Ce à quoi notre roi-philosophe va s’atteler: nous rassurer. La sérénité, si elle exclut la crainte, exclut donc aussi tout espoir. C’est  le  gai désespoir d’ACS. C’est la sagesse ou la béatitude de Spinoza. Le thème est stoïcien avant  d’être  spinoziste. Hécaton: « Tu cesseras de craindre si tu as cessé d’espérer ».
Le sage, commente ACS, a cessé d’avoir peur. Le sage ne désire que ce qui est ou que ce qu’il peut. Cette sagesse est pour nous hors d’atteinte. L’espoir est là, toujours, puisque la faiblesse est là, puisque l’ignorance est là, puisque la peur est là. Aussi ne sert-il à rien de s’amputer vivant de toute espérance: ce soit faire de la sagesse un nouvel espoir, qui nous en séparerait aussitôt. ACS nous invite à  développer notre part de puissance, de liberté, de joie: apprenons à connaître, à agir, à aimer.


2 OPTIMISME
ACS Être optimiste, c’est penser, avec Leibniz, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Doctrine irréfutable et pourtant incroyable, tant le mal est évident. Gramsci: « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. »


3 PEUR
ACS: La peur est une émotion qui naît en nous à la perception, ou même à l’imagination, d’un danger. On est saisi de peur quand on perçoit un danger, quand on l’imagine. La peur  est  une  angoisse  déterminée,  voire  objectivement justifiée. Cela ne  dispense  pas  de l’affronter,  ni  de  la surmonter quand on peur.


4 JE COMPRENDS VOTRE INQUIÉTUDE
« Votre  inquiétude »: « Je » n’est  donc  pas  inquiet. Et il va nous expliquer comment ne plus l’être. Cette inquiétude est une crainte vague ou indéterminée, un rapport actuel à l’avenir, en tant que celui-ci vient troubler le présent. Le fait d’être inquiet pour notre avenir vient troubler le présent. L’inquiétude oscille entre le souci et la crainte.


Le tournant du discours royal commence ici, il me semble. après avoir entendu nos espoirs, nos peurs, notre inquiétude, il nous propose de changer de position, de point de vue, en refusant la résignation et en changeant notre regard sur le monde en regard positif:

5 Refusons la RÉSIGNATION
ACS: La résignation, c’est renoncer à la satisfaction d’un désir qui subsiste. C’est  un Oui,  mais. C’est  comme  un  travail  du  deuil inachevé, peut-être inachevable, qui s’accepte comme tel. Se résigner n’est pas sage, « faute de joie ». ce n’est pas ou plus le  malheur. C’est un espèce d’entre-deux morne et confortable. La résignation, c’est un abandon. C’est comme une sagesse minimale. Si se résigner n'est pas sage, le discours royal du coup porte sagesse puisqu'il nous invite à refuser la résignation même.


6 CHANGER NOTRE REGARD SUR LE MONDE
Changer notre regard sur « tout ce qui arrive » (L. Wittgenstein) Changer le regard que nous portons sur notre monde, ce réel qui nous est accessible, la planète Terre. C’est ici que se loge le cœur sincère du message de ce roi qui est peut-être en train de devenir philosophe.


7 REGARD POSITIF
Après  nous  avoir  invité  à changer  de  regard  sur  le  monde,  le Roi-philosophe nomme le nouveau regard qu’il nous invite à porter sur le monde: un regard positif. POSITIF, nous dit ACS, en philosophie, s’oppose moins à NÉGATIF qu’à NATUREL, MÉTAPHYSIQUE ou CHIMÉRIQUE.
Est positif ce qui existe en fait ou s’appuie sur les faits. Chez Auguste Comte, les trois états sont :
- l’état théologique ou fictif
- l’état métaphysique ou abstrait
- l’état positif ou réel.

Et, touche finale,  le Roi-philosophe souligne d'autres mots-clés ce qui donne sens au réel. Il est frappant de constater que presque toutes les balises de son discours font l'objet d'une entrée dans le Dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville (PUF):


8 ENGAGEMENT
L’engagement, c’est mettre son action ou sa personne au service d’un combat que l’on croit juste. ACS note toutefois que la liberté d’esprit est plus précieuse (pour un intellectuel) que l’engagement. ACS n'est évidemment pas chrétien, lui.


9 COHÉSION SOCIALE
C’est ce terme qui m’a mis la puce à l’oreille, à première écoute. Je  me  suis  dit: Tiens, ça, ça ne va pas plaire à ce gouvernement fédéral des  droites. J’imaginais même  Bart  tiquer  devant  sa  télé… C’est grâce  à  cette évocation de la cohésion sociale  que ma  réflexion a commencé. La  cohésion sociale n’est pas vraiment la tasse de thé du gouvernement fédéral de Belgique; ce n’est pas pour cela qu’ils croient avoir été élus.
La  cohésion, c’est le fait de se tenir ensemble en un sens physique. C’est l’absence de failles  ou d’affrontements. On parle ainsi de la cohésion d’une société. Une société sans cohésion est forcément injuste. Le Roi-philosophe semble être d’accord avec le philosophe. Ou comment, par la philosophie, le Roi s'engagerait à faire savoir quand même son déplaisir... (Extrapolation gratuite, certes, mais vaut réflexion).


 10 CRÉER DES PONTS
11 DONNER DU SOUFFLE À L’AVENIR

Je suis frappé par ce mot « souffle », déjà mentionné à la troisième phrase du discours (insuffler l'espoir), très présent dans d’autres fils sur ce site (L’Inde au cœur et Un écartement convenable). Juste ceci, extrait d’un livre d’Éric Baret: « On offre le souffle à la conscience. C’est le souffle qui a créé le monde, & en expirant on offre totalement les souffles à  la conscience. » 17


12 FORCES POSITIVES
Les forces positives que le Roi met en avant, en deuxième lieu, sont les administrations publiques que les gouvernants mettent à mal en ne renouvelant que très partiellement les fonctionnaires admis à la retraite. J’y veux voir une critique discrète, voire indirecte. Est-ce vraiment « pousser le bouchon trop loin » que d'y déceler l'expression d'une royale insatisfaction face au délitement de la fonction publique ?


13 REGARD POSITIF / D’ESPOIR / D’OPTIMISME
« C’est d’abord par un regard positif que se façonne toute avancée même discrète. » Le Roi-philosophe semble aussi vouloir aussi nous suggérer son  programme de gouvernement, en quelque sorte: chercher à opérer des avancées, dans la direction indiquée par ses balises, mais dans la discrétion du colloque singulier. Il nous  inviterait, presque subliminalement, à lui faire confiance, en quelque sorte, malgré sa marge de manœuvre constitutionnelle fort réduite,  et particulièrement par ce gouvernement des droites.
Il nous invite enfin à « poser un regard d’espoir sur nous-même et sur ceux qui nous entourent. » Cette fois, il fait partie du « nous ». Il nous invite à avoir le goût de l’avenir comme lui.
ACS définit l’avenir, l’à venir. Je ne suis pas sûr que cette définition du philosophe fasse partie du réseau notionnel royal: L’avenir ne peut être présent (comme à-venir) que dans l’âme ou la conscience, qui ont seules cette capacité de se représenter ce qui n’est pas. L’avenir n’existe pas; seule existe  la conscience présente que nous pouvons avoir, ici et maintenant, de son absence actuelle et de sa venue attendue. C’est une vue de l’esprit sur lui-même en train d’attendre. Tout avenir est donc subjectif: rien ne nous attend; c’est nous qui nous attendons à quelque chose, au point parfois d’être incapables de le vivre lorsqu’il advient.
« Ainsi nous ne vivons jamais, disait Pascal, nous espérons de vivre. » c’est ce qui nous voue au temps, au manque, à l’impatience, à l’angoisse, au souci. Nous ne sommes séparés du présent ou de l’éternité que par nous-mêmes.


Je n’aurais pas pris la peine de décortiquer ainsi un discours royal si je n’y avais en filigrane perçu des émotions de type philosophique. Elles m’ont en quelque sorte fait modérément vibrer. J'écou-regarderai celui de 2015 avec attention, au risque de surprendre puisque je zappais les discours des Rois précédents...