Essai contributif

Rien n'insiste tant que l'humour & l'ampleur des vues portées. Deux des administrateurs de la fondation Ceci n’est pas une crise, que je suis heureux d'être allé écouter à l’asbl Université de Hoûte-Si-Plou, participent d'un mouvement ample qui paraît, à les bien écouter, davantage abouti que l'impression laissée par le survol de son premier ouvrage publié en 2015 à La renaissance du livre.


Le dur, le mou, le doux, sont les trois éléments d'une métaphore née sur les rives presque poétiques du Tibre chrétien, au coeur d'une trinité chère à un Occident en voie avancée de délitement. Ils prendraient un tour davantage pertinent, methinks, sur les bords hindous du Gange d'Orient, au contact des philosophies nées de leurs sagesses trop insues, si peu exploitées par les Occidentaux.

Ceux-ci tâtonnent, nous tâtonnons, si ostensiblement pourtant dans un couloir mental rendu trop étriqué par l'ampleur des réformes à apporter & des rigidités (voir la note 2) à vaincre. Il manque à l’Occident monothéiste l'espace, le lieu même, la choranymie, qui serait apte à déployer les ailes du désir sincère de préserver à l'humanité dans sa version occidentale un cocon habillé de civilisation fondatrice.

L'hypothèse, née sur les berges ouvrières mosanes, d'une sortie de crise par le haut fut présentée de façon convaincue par les deux orateurs, fort habités en leur binôme complice. Il ne s'écrira pas ici « de façon convaincante », vous l'allez aussitôt remarquer..., avec tout le respect qui se doit offrir à une démarche éminemment sympathique, mais peut-être mal fondée.


Mais

L'étroitesse même de l'alvéole desséchée par 1700 ans d'interprétations erronées faites par ces pères de l'église au moyen du message pourtant sincère de l’Araméen fait de la métaphore utilisée un contresens dont je m’explique dans le prochain paragraphe. Le temps qui s’éloignait de la présence de l’Araméen1 a rendu son message erroné, l’a tronqué, amplifié là où il manquait de précisions, permettant à ces stratèges au service, à l'époque, d'une politique aux visées obscures sur base de croyances d'asservissement à établir.

Ce message nous est parvenu mal interprété, transformé en instrument politique malsain aux mains d'un clergé qui avait pour seul projet à l’époque d’asservir ses ouailles… à leurs propres fins.


Tiers exclu

Il nous faut abandonner le tiers exclu dualiste au profit d’une lecture du réel vécu au moyen d’un appareillage logique davantage complexe, qu’éclaire si bien A. Berque, notamment dans sa Poétique de la Terre et dans Formes empreintes, formes matrices, Asie Orientales. Ce deuxième ouvrage constitue une introduction presque lisible sans autre référence à la bibliographie étoffée d'A. Berque.

Il s’agit donc d’abandonner au Tibre chrétien la métaphore du tiers exclu, et la logique dualiste du tiers exclu qui est la sienne:

A le dur
NON-A le mou
(le non dur)
NI A NI NON-A  le doux qui n’est
ni dur ni mou.


pour aborder, après un périple mental (mais surtout corporel !) que décortique, en jargonnant quelque peu et sans nécessité toujours perçue par ce scripteur-ci, un A. Berque au mieux de sa forme dans le second ouvrage cité, qui résulte d’un effort de vulgarisation conférencière. Il propose en effet de remplacer la logique du tiers exclu, dont la métaphore employée par un orateur, par la logique du tiers inclus qui se développe en tétralemme par ajout d’une ligne à l’appareillage logique qu’Aristote a légué à l’Occident qui en a fait son crédo.

TÉTRALEMME PT 157
En logique En français  Selon
 YAMAUCHI
A AFFIRMATION 1er lemme
NON A NÉGATION 2e lemme
NI A NI NON-A  BI-NÉGATION,
 NÉGATION
 ABSOLUE
3e lemme
À LA FOIS A
ET NON-A
BI-AFFIRMATION 4e lemme,
le syllemme
Yamauchi INVERSE L’ORDRE entre le 3e et le 4e lemme pour terminer par la bi-affirmation, alors que Nagarjuna, fondateur du bouddhisme du grand véhicule, une religion donc, termine lui par la bi-négation.
Son ordre est « un bouclage indéfiniment répété sans aucun développement de la pensée.
Pour lui, c'est la bi-négation qui est décisive.
Yamauchi la met en 3e lemme et donc ouvre.
 PT 157
Pour la mésologie, le tétralemme permet de comprendre la pleine réalité profane, c’est-à-dire tout simplement celle où nous existons, notre milieu.  PT 159
ON PASSE du 3e lemme au 4e lemme par la LEMMIQUE DU C'EST-À-DIRE « dans une immédiateté à la fois temporelle & spatiale
qui relève de l'intuition, non de la dialectique. »
Entre deux termes, A & B, c'est-à-dire, exprime un rapport dans lequel A est/n'est pas B.
C'est bien le 4e lemme, le syllemme où l'on prend
à la fois A & NON-A.
PT 159

Ce refus de choisir entre A et NON-A est ce qui permet de sortir du « cercle vicieux » dans lequel Ouroboros, ce serpent qui se mord la queue, semble infiniment pris.
Ce qui intéresse la mésologie, c’est le passage, le mouvement de va-et-vient de l’un à l’autre, ce que l'auteur nomme en Mésologique TRAJECTION. Il faudra donc chercher autour de la TRAJECTION les éléments de cette SORTIE PAR LE HAUT que j’appelle de mes vœux, à la suite d’A. Berque - et dans son strict sillage, mes pas étant mésologiquement trop incertains encore -, car ce mouvement de va-et-vient entre PT & cet analytique est également productif, à ce que je vois !


La chôra

La mésologie se range du côté platonicien, du côté de l'engloutissement dans le milieu que Platon nomme la chôra, contre l'émergence aristotélicienne d'un topos aristotélicien, d'un lieu (sans mi &) sans lien avec le sujet logique. Permettez-moi de citer un tableau dont vous trouverez toutes les implications dans Destins du sujet.

 CHÔRA TOPOS
 PLATON
- 428/7 à - 348/7

 (Le Timée)
ARISTOTE
- 384 à - 322
 MILIEU LIEU
À l'identité indéfinissable,
 À LA FOIS empreinte &
 matrice
Sans lien avec le sujet
logique ("la chose")
À LA FOIS ontologique &
cosmologique
- À LA FOIS A
& NON-A (38)
La chose est A.
Le lieu est NON-A
Puisque la chose & le lieu
sont distincts
et séparables, un
individu coupé de tout
milieu, & strictement
délimité par son
enveloppe corporelle.
S'ENGLOUTIR dans le
milieu, la chôra, hors les
murs de la ville.
ÉMERGE du milieu
le TOM -
indivi-dualiste
S'engloutir dans le milieu,
dans l'ambiance.
La perspective
symbolise l'émergence
du sujet moderne.
Fuir le monde
pour le moi (H. Arendt)
H. Arendt dénonce
« cette fuite du monde
pour le moi » propre à
la modernité.
La question selon
Platon:
Pourquoi faut-il que
les êtres aient
un ?
(Fefmao, 21)
La question selon
Aristote:
sont les êtres ?
(Fefmao, 21)
COSMISÉ DÉCOSMISÉ


La remise en monde du sujet va pouvoir avoir lieu entre sujet, soi, moi et la déperdition, cette dilution avancée, du sujet en Topos Ontologique Moderne. Voilà pourquoi le mot topos apparaît dans cette expression aux références complexes; je continue de lui préférer le syntagme « l'homme moderne », même si bien sûr la référence, culturellement très upperclass, à Aristote est perdue.

TOM  Topos Ontologique Moderne; par son manque à être,
 le TOM est un infirme ontologique,
 ce qui le rend exceptionnel
 parmi les autres humains. PT 35 76
TOM  N'est plus un citoyen,
 il n'a pas de souci pour autrui,
 il est sans corps médial,
 c'est un particulier qui n'a pas de milieu donc,
 un individuel coupé de tout milieu et strictement
 délimité à son enveloppe corporelle: telles sont les
 caractéristiques essentielles de ce que j'appelle
le TOM;

 il est la figure de l'individualisme et du dualisme
 contemporains, « Le TOM a prétendu se détacher
 de son milieu, càd de la Terre, en s’enorgueillissant
 de ses progrès techniques. La preuve est faite
aujourd'hui 
de son outrecuidance puisque l’on sait
désormais
qu’à continuer ainsi, l’espèce humaine
ravage
son propre milieu & risque donc
sa propre extinction 
(la planète, elle,
en a vu d’autres). » PT 35

 


Cette ligne ajoutée par un philosophe japonais, Monsieur Yamauchi, concerne à la fois A et NON-A dans un mouvement unificateur qui, en bannissant tout dualisme, fait toute la différence épistémologique.

Qu’est-ce qui est à la fois dur par un aspect et mou par l’autre: le croquant, le bistre, l’assouvi, l’émancipé ? Je ne suis personne pour l'inventer. S'indique ici une simple direction. Il n'est pas certain, d'ailleurs, que ce soit du côté métaphorique qu'il importe de creuser.


Muer, une fois pour toutes...

En se dégageant du piège laissé au cœur même de notre civilisation par Aristote interprétant la chôra platonicienne de façon erronée, nous nous rapprocherons peut-être de l’Orient, selon les vœux qu’exprime A. Berque en quatrième de couverture de son autre ouvrage, La poétique de la Terre« dépasser les impasses de la modernité ne se fera pas sans l'appoint, logique et philosophique à la fois, des grandes civilisations de l'Asie. »

À la différence du changement qui laisse ouverte la porte vers un éternel retour à la case départ d’une Arcadie rêvée, inaccessible nirvana sans objet, c'est le terme mutation que la fondation a très habilement choisi comme mot-clé. Il est étymologiquement porteur de mue, qui est acte définitif sans retour possible à une chimérique case départ (Ce serait bien siC'était mieux avant... Ah, de mon temps...)
Un animal qui mue, opère en son essence même une mutation, abandonne la peau douce desséchée de son existence première au profit d’une essence renouvelée qui donne à la chenille terrestre l’ampleur, l’envol d’un papillon multicolore. C'est à pareille mue que l'homme occidental doit se préparer.

Pour A. Berque, ce serait de la Terre que serait monté le sens. Et non d'une quelconque parole « révélée » instaurant un dualisme assez néfaste à l'instant présent.


À qui s'adresse la fondation ?

Sous l'onglet « Collaborer » de son site, s'y lit ce texte:

Intensifier la collaboration entre les acteurs

Nous voulons encourager le débat dans le public, entre experts et avec les faiseurs d’opinion, afin de transformer le récit identitaire et de mobiliser les décideurs dans les domaines politique, économique, de la société civile, des médias et de la culture pour les encourager à agir dans ce domaine. 

  • Organisation de conférences, colloques et débats destinés à analyser et comprendre le populisme identitaire, accroître les échanges de bonnes pratiques
  • Atteindre un large public via les médias sociaux, une plate-forme multimédia et un forum de discussion en ligne afin de mettre en réseaux et stimuler le débat.
  • Liste des acteurs, des projets et des organisations qui travaillent sur la thématique avec description de leurs activités.

Vous noterez que, hormis « dans le public » au début, avec lequel il s'agit juste de débattre — ce qui s'est effectivement déroulé à Hoûte si plou —, ses cibles privilégiées sont:
- les acteurs,
- les experts,
- les faiseurs d’opinion,
- les décideurs

- dans les domaines politique,
- économique,
- de la société civile,
- des médias,
- de la culture.

Bref, un entre soi qu'il s'agirait de ne pas (trop) perturber ? Un élitisme de l'âge mûr ?

Il nous a été dit près de Hoûte-si-plou que l'intention de la fondation était de publier les résultats d'un xe sondage scientifique sur les attentes de 2.000 personnes habitant sur un territoire appelé Belgique. Cette préoccupation de faire parler de soi au moyen d'un sondage de type sociologique, fût-il universitaire, n'est-il pas, j'en émets l'hypothèse, une manière d'attirer l'attention médiatique le jour de la sortie de ses résultats et puis de retomber aussitôt sec, comme un soufflé sait si bien le faire au sortir du four... en refroidissant quelques minutes de trop. Dans mon univers proverbial, cela s'appellerait Un coup d'épée dans l'eau !


Hypothèse finale

Se formule ici l'hypothèse que la fondation Ceci n'est pas une crise aurait peut-être quelque bénéfice à retirer de la mésologie, cette étude des milieux humains mise au point tout au long de sa vie par le géographe japonisant turned philosopher, A. Berque. Il faudrait aux experts de la fondation un peu de temps pour en maîtriser les outils; ils sont toutefois bien aboutis au niveau théorique pour déboucher éventuellement sur une pratique qui toucherait à coeur chaque individu. Le site Mésologiques est le carrefour de leurs réflexions. La bibliographie de l'auteur s'y trouve exposée dans son ensemble.


Il peut sembler autrement important de
- s'atteler collectivement à un programme davantage ambitieux qui pourrait consister à mettre en place, de façon collective, des outils permettant aux citoyens que nous sommes de mieux envisager la mutation à laquelle tout nous invite et qui nous effraie tant, qui nous rigidifie2 tant sur des positions passéistes de résistance bornée, donc sans avenir.
- Et nous inviter à y adhérer loin de toute chapelle...
plutôt que de diriger les efforts vers les cibles relevées dans le paragraphe Mais à qui s'adresse la fondation ?


C'est, à mon sens, par la philosophie, et non par une sociologie, même bien conçue, que le chemin tracera une sortie vertueuse par le haut; éventuellement, mais par après, avec parmi les ustensiles employés une sociologie novatrice bien comprise.

Les trois parties de l'ouvrage majeur d'A. Berque, Poétique de la Terre, sont intitulés: Recosmiser, reconcrétiser, réembrayer. Une si jolie trinité programmatique, non ? *;) Clin d’œil
C'est par l'individu réenraciné à sa Terre que passera toute réforme concrète du vivre ensemble que la fondation appelle de ses voeux pour faire redémarrer la « machine ». Des instruments neufs devraient être maîtrisés pour être mis en place de façon ambitieuse. C'est en quelque sorte l'appel que lance cet essai contributif. Puisse-t-il être reçu. J'y serai en tout cas attentif.

Il y aurait lieu, assez urgemment, de réinstaurer chaque individu dans son enveloppe corporelle, la seule que nous possédions en propre, au lieu de poursuivre des chimères de tous ordres, comme le populisme qui semble fort retenir, à raison, l'attention de la fondation. Le ver est déjà loin dans le fruit: il s'agit de s'y mettre !


Notes

1 Je suis persuadé que si j'avais été un contemporain de l'Araméen, j'aurais appartenu à ce mouvement de résistance à l'envahisseur romain, avec lui, à ses côtés. (Extrait d'une correspondance amicale)

2 En lecture pour l'instant, cet ouvrage récent de Monsieur V. de Coorebyter intitulé: Deux figures de l'individualisme (Académie royale de Belgique, 2015)


Les extraits en rouge sont des développements consacrés à la mésologie sur Nulle part, dans le recueil intitulé: Philo, quoi !


Addendums

1. L'approche choisie par Philippe Pignarre et Isabelle Stengers dans La sorcellerie capitaliste semble également offrir de façon lointaine une pratique dont la fondation pourrait utilement tirer des idées outillées par la philosophie.

2. Un essai dont les bibliothécaires de la bibliothèque locale Renaud Strivay à Neupré ont opportunément pourvu leurs rayons éclaire sous un jour approfondi pourquoi il est inadéquat de parler d'une crise. Il est de la main de Wolfgang Streeck et s'intitule Du temps acheté: la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique. (2013, traduit de l'allemand par Frédéric Joly).