Souvent, le décès d'une autrice, d'un auteur, est l'occasion pour la sphère médiatique de rappeler ses hauts faits. Jean-Luc Nancy (1940-2021) est possédé par une oeuvre philosophique désormais close. Aurélien Barrau & Jean-Clet Martin sont entre autres ses hérauts. Le site Un philosophe également: sa mort lui donne l'opportunité d'un hommage indéfiniment étendu... Il friserait même bien une forme de mercatique autopromotionnelle presque inappropriée.

Un ouvrage paru en 2020 aux éditions Galilée, son éditeur de prédilection, retient pour l'instant l'attention sur Nulle Part. Il figurait dans le fonds d'un libraire bruxellois au tropisme certain pour le Liégeois que je suis. Sitôt la gare centrale délaissée, la galerie du roi s'ouvre aux pas.

À tant creuser le passage d'un filet vital en soi, percevoir des thématiques aux universels communs, les avoir formulés rejoint d'autres tessitures en autant de tremplins unis vers celles qu'il sied de lire pour en tracer les univers encor'celés en de si séminales pages.

« La longévité de la vie en a augmenté la fragilité » 24

(sur la page 28) Le silence obscur de l'opaque tient en soi soubresauts & surgissements auxquels il convient de conformer nos résiliences, autant de souplesses peut-être acquises à tant se détacher du certain. Nul tremplin vers l'abysse n'y conduit.

La rude secousse nous propose de marquer un temps d'arrêt, de pause: l'invisible histoire « ne deviendra identifiable que lorsqu'elle sera déjà elle-même entrée dans un âge avancé. » 29

Puis ces deux pages, 41 & 42, en fin du premier chapitre, retiennent infiniment.

À gauche, citation intégrale, mise en forme sans toucher au texte cité. À droite, un tremplin textuel personnel.

Jean-Luc Nancy Tremplin

Créer LE monde veut dire:

  • immédiatement,
  • sans délai

rouvrir CHAQUE lutte possible

  • pour UN monde, c'est-à-dire
  • pour ce qui doit former le contraire d'une globalité d'injustice sur un fond d'équivalence générale.

Mais [pour] mener CETTE lutte précisément au nom de ceci

  • que CE monde sort de rien,
  • qu'il est
    • sans préalable
    • & sans mobile,
    • sans principe
    • & sans fin

donnés

  • & que c'est exactement cela qui forme
    • la justice
    • le sens d'UN monde.
Ce qui
  1. est inédit
  2. & qui peut-être advient
    • sans passé
    • ni futur

c'est le sens de ce

  • que nous ne maitrisons pas nos fins
  • & qu'elles ne nous maitrisent pas non plus

CAR tout cela relève de logiques

  • de l'investissement
  • & de l'usage

en vue d'une interminable relance de la puissance aussi bien

  • productrice
  • que destructrice.

Nos fins, nous ne les maitrisons pas plus qu'elles ne nous maitrisent.

La puissance d'agir du capitalisme consiste à relancer

  • de façon interminable,
  • sans que la relance n'ait de terme,

aussi bien

  • sa facette productrice
  • que sa facette destructrice.

Une telle puissance d'agir en vue de détruire pour produire est contreproductive.

Nous ne maitrisons pas le sens du monde

mais

peut-être ne sommes-nous pas non plus maitrisés par la puissance

SI nous sommes au contraire

  • employés,
  • utilisés,
  • mis en jeu
    • par aucun maitre,
    • par aucune signification
    • MAIS par notre simple mise en jeu.

Le sens du monde nous échappe.

A-t-il seulement un sens, le monde ?

Nous sommes mis en jeu par notre simple mise en jeu. C'est parce que nous nous mettons à jouer, si proche du jouir, que nous ne sommes plus le jeu/le jouet/le joué d'autrui mais le nôtre propre, enjoué, celui que nous créons en propre sans surjeu/sur je/surmoi surgi.

[NB Suit cette phrase sans verbe principal:]

Notre EXISTENCE selon la présence

  • qui vient
  • & qui NOUS vient peut-être ce qui n'existe
    • que par
    • & pour elle-même,
    • pour sa propre FRUCTIFICATION (je fais allusion ici
      • au frui d'Augustin,
      • au "jouir" dont Heidegger rapproche son gebrauchtsein.

Non pas jouir de soi comme l'esprit hégélien

mais ÊTRE JOUI).

Ici, maintenant, je suis

  • employé
  • utilisé
  • demandé
  • exploité
  • JOUI

par un INFINI

  • qui donc ne me destine à rien
  • & [qui] ne tire de moi aucun profit

mais qui est

  • MON EXISTENCE même
  • le fait que [mon EXISTENCE] même soit
    • envoyée,
    • expédiée à
      • sa seule effectivité d'être
        • ce corps,
        • ces mots,
        • cette poussée,
        • ce hasard

en tant qu'ils sont ici & maintenant

  • exposés,
  • voués,
  • abandonnés

à infiniment plus qu'eux.

Sans jamais nommer le capitalisme comme système économique, Jean-Luc Nancy démonte son fonctionnement comme je l'ai rarement vu démonté, dénoncé, fustigé, condamné. D'en avoir pareillement dégagé les caractères définitoires invariants est une prouesse.

Ce n'est pas une pensée facile

&

Ce n'est pas une pensée tout court

c'est

  • une praxis,
  • un éthos,
  • une disposition vécue & vivante qu'en un sens nous connaissons déjà sans le savoir,

 c'est bien plutôt LE FAIT d'un

  • soubresaut,
  • écart par rapport à la logique usagière et usante qui nous exténue.
  • Une disposition,
  • une mise en panne
  • aussi bien qu'une divine surprise. FIN

Cette pensée qui n'est pas une pensée facile & une pensée tout court, s'agit-il de mon effectivité d'être, cette existence mienne ici & maintenant ? L'interrogation nait de la fonction pronomiale de ce "CE". Qu'est-ce que ce ce ?

Je suis surpris d'être surpris

  • par cette disposition,
  • par le fait même d'être disponible parce que j'aurais été mis à disposition,
  • par l'écart que chaque soubresaut vital crée par rapport à une logique d'usage usante qui finira d'ailleurs par nous exténuer une fois de trop.

 Tant que

  • ce corps,
  • ces mots,
  • cette poussée,
  • cette convergence contingente

sont jouies, sont jouis

  • à être,
  • à Lirécrire,
  • à effectuer,
  • à converger au soi en tenir compte de ses contingences propres & universelles,

mon existence, le simple fait que j'existe

  • s'emploie
  • s'utilise
  • s'exploite
  • se jouit

en n'ayant pour ce corps, ces mots, cette poussée, cette convergence contingenteaucun destin préétabli, & aucun profit à en tirer

  • constitue peut-être un fait existentiel qui suffit à s'employer, s'utiliser, s'exploiter & se jouir.

 

Suite du tremplin de réflexions personnelles, reposant sur des triturations reformulantes:

  • Ce corps,
  • ces mots,
  • cette poussée,
  • cette convergence contingente

sont jouis & jouies par la fructification de notre existence même.

Tant que l'infini reste en deça de sa puissance d'agir ultime,

  • ce corps,
  • ces mots,
  • cette poussée,
  • cette convergence contingente

sont interminablement relancés par ce que la puissance d'agir à la fois produit & en même temps détruit.

En fructifiant, l'existence est sans pourquoi, sans fin, sans finalité car elle est un simple usage provisoire dans une puissance d'agir mais aussi de contempler, de ré-fléchir (fléchir à nouveau...) indéfiniment quelques idées-maitresses qui précisent l'usage du corps, son investissement dans ses mots mais aussi beaucoup dans ceux d'autres, approchés avec une grande délicatesse, tant ils ont été (é)lus davantage que triés, choisis ou même mis à l'écart (je pense en particulier à Berque & Whitehead entre autres).


PUISSANCE D'EXISTER

La puissance d'exister consiste davantage, possède davantage de consistance que la déjà très pertinente puissance d'agir formulée par Spinoza.

Pour le corps, ses mots, ses poussées & ses convergences contingentes, EXISTER est un potentiel éffectué de façon bien sûr variable, telle chaque aube relancée, sortie de rien, assortie à rien, ressortissant d'une acceptation sans préalable donné, dépourvue de mobile (l'aube est sans pourquoi, le corps ne se remet pas plus en cause qu'elle), sans principe donné, & sans fin destinée à s'accomplir d'une seule façon déjà programmée.

La force de ces deux pages à la peau si fragile tient dans la mise à la VOIX passive du verbe JOUIR: être joui est une trouvaille, exister tel un être (ré)joui d'exister, joui & réjoui d'exister.

Être joui sans préalable défini, sans mobile - sans pourquoi donc - sans principe donné & sans fin programmée, ces deux pages étançonnent fermement le chemin ainsi conduit.

ÊTRE JOUI par une impalpable MISE EN JEU irrésistible tant que la puissance d'exister est employée, utilisée, mise en jeu, lancée, élancée, relancée

Être joui de la sorte consiste à tenir le corps, ses mots, ses poussées – mais ses replis, ses rétractions aussi , ses convergences contingentes sur une lancée propre, relancée chaque jour différemment.

Pour un corps,
être joui
c'est être relancé,
c'est être mis en jeu.

Chaque mot mis en jeu (de mots)
chaque poussée pousse chaque mot hors du corps poussée par sa (re)mise en jeu infiniment (re)lancée.

Pour chaque convergence convergée, con/vergée, c'est être jouie au verger remis en jeu à chaque saison.

D'autres contingences sont tracées, acceptées, jouies.

ÊTRE joui, une joie jouie.

Le corps est infiniment plus agi qu'il n'agit.

Il s'agit de lui éviter de s'agiter au nom d'une existence corporelle plus agie qu'agissante. Cette existence n'en est pas prédéterminée pour autant.

C'est bien à cette mise en jeu-là que la conscience très partielle qu'a le corps de soi affleure; affleurée moins apeurée d'être agie bien davantage qu'agissante.

Puissance d'exister en tant que corps très imparfaitement conscient d'être agi. Davantage peut-être d'avoir été assagi par la convergence constatée de contingences propres par laquelle son existence a été érigée/

La VOIE passive qui est empruntée par une existence pourvoit celle-ci amplement de petites JOUITUDES. La jouitude est l'état d'être joui.

Mises en jeu bout à bout, côte à côte, l'une sur l'autre, ces jouitudes nancéennes sont mieux nommées peut-être que la béatitude finale de l'Éthique de Spinoza (V, p. 42:

« La Béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même;
et nous n'en jouissons pas parce que nous maitrisons nos passions,
mais c'est au contraire parce que nous jouissons d'elles que nous sommes en mesure de les maitriser. »
(proposition de traduction émanant de Jean François Billeter; voir ici)


& la lecture se poursuit en suivant les indications des trois auteurs conjoints en cette table des matières:

 Le très beau titre donné à l'ouvrage est aussi celui du chapitre VII reprenant le texte d'une conférence donnée à Modène en septembre 2019. L'ouvrage assemble neuf textes dont cinq sont parus antérieurement à leur publication en volume: l'ouverture et le deuxième chapitre ont été écrits pour ce volume; les chapitres IV & VIII donné à une revue, les chapitres I, V & VII sont un texte originellement lu à l'occasion d'une conférence. Un assemblage donc porté par une unité de ton nancéenne. Les deux textes amicaux sont, eux, originaux.

« Le livre est né du désir de mêler

  • à la préoccupation de demain
  • un accueil du présent par lequel nous allons vers demain. » Pré-ouverture, sn.

L'auteur aimait apparemment beaucoup dialoguer: un ouvrage, Qu'appelons-nous penser ?, (éditions diaphanes, diffusion Presses du réel), nous emmène à travers ses propres frémissements philosophiques avec une maestria certaine. Un philosophe allemand lui offre un répondant de qualité. Leur démarche est porteuse.

Leur dialogue est séminal. La dernière page lue, je m'en suis senti ensemencé.