Quatrième
de
couverture
(provenant
du site
de l'éditeur)
Est-il possible de préméditer un best-seller ? D'être une star médiatique et d'avoir du génie ? Le succès repose-t-il toujours sur un malentendu ?
Telles sont quelques-unes des questions posées par le destin emblématique de Laurence Sterne (1713-1768), pasteur anglais libertin, écrivain excentrique, inoubliable auteur de Vie et Opinions de Tristram Shandy et du Voyage sentimental admirés dès leur parution à travers toute l'Europe.
Mais au-delà de cette incroyable «success-story» littéraire et des interprétations convenues depuis plus de deux siècles, L'écrivain le plus libre entend surtout mettre en lumière les véritables ressorts secrets du génie sternien : dynamitage ludique du roman familial, réactivation offensive des
auteurs classiques, subversion jouissive du temps, invention de l'«auto-fiction vécue», satire sexuelle. Empruntant les voies successives du récit, de l'essai, de la biographie et de la fiction (notamment à travers un long dialogue drolatique de l'auteur avec le spectre de Sterne), ce livre montre pourquoi
Sterne a pu être qualifié par Nietzsche d'«écrivain le plus libre de tous les temps», et prouve qu'on peut encore l'être.

« Les ouvrages qui ne sont point de génie
ne prouvent que la mémoire
ou la patience de l'auteur. »
Montesquieu, Pensées, 510.

Sous la forme d’un dialogue de l’auteur avec son mari disparu
(psychanalyste lui aussi et venu de la littérature),
Comme des fous est le commentaire du livre premier de
La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman,
roman majeur de la littérature occidentale, écrit par Laurence Sterne (1713-1768) dans les dix dernières années de sa vie.
Le dialogue, actif, contrasté, décrit vivement
les traumas et la folie qui s’emparent des personnages,
et propose une lecture psychanalytique, mais aussi philosophique, historique et politique de ce
roman de la déraison.
Françoise Davoine questionne à mi-voix l’usage
que l’on peut faire de l’écriture et de la création littéraire dans une culture qui bat la breloque : à quoi bon Swift, ou Cervantès, ou Sterne, si le combat a lieu entre les fools et les knaves,
entre les fous et les crapules?
Tandis qu’avec une insouciance baroque dans le ton même de Sterne, et en profitant sans doute de son propre statut de disparu, le défunt époux de l’auteur fait
ironiquement le psychanalyste, par petites touches, cite au passage Lacan, Freud ou Hannah Arendt, et dérange si bien l’avancée obstinée de l’auteur que l’on oublie que c’est Françoise Davoine qui le fait parler : dans un monde de fous, l’écriture redonne vie aux disparus, et remet le temps en marche.

Le mort avec lequel l'auteur converse Laurence Sterne Le défunt mari de l'auteure
forme dialoguée au coeur de l'ouvrage, texte dans le reste. Dialoguée, les interventions masculines en italiques.

 

L'absence de pertinence de l'approche psychanalytique (F. Davoine) saute d'autant plus aux yeux que se lit en parallèle l'ouvrage sous la plume très jouissive de C. Guilbert. F. Davoine semble prendre plaisir à prolonger avec son défunt mari les plus que probables conversations qu'ils avaient eues en projetant de soumettre L. Sterne à leur grille psychanalytique qui était la leur. Formellement réussi, l'oeuvrage de F. Davoine pêche davantage sur le fond, à commencer par le choix très contestable de traduire elle-même l'original anglais, alors qu'il existe une traduction contemporaine de Tristram Shandy sous la plume très experte de Guy Jouvet aux éditions Tristram. La seule traduction citée (21) est celle d'A. Hédouin révisée par A. Tadié pour Folio Classiques en 2012. Et chaque fois qu'un passage est cité, il n'est jamais situé.

Les dialogues conjugaux sont l'occasion de nous « initier », nous lect·eurs/trices, non tant à Tristram Shandy qu'à des psychanalystes appelés à la rescousse: Dori Laub & Soshana Felman (17), Winnicott (24), Jonathan Shay (25),Cathy Carruth (30), Mélanie Kein (31), Jacques Lacan (33), Thomas Salmon (36) etc.

Pour faire pendant phislosophique: un philosophe chinois Liu Tsi (22), L. Wittgenstein (19, 86 etc. - l'auteure a écrit un ouvrage sur lui !), H. Arendt (16 etc.), Descartes (84).

Bref, je suis rétif à cette lecture étroite de la folie et du trauma dans Tristram Shandy. Il s'agit là d'un aimable babillage intime par-dessus les rebords de la vallée du mort, plus apte à mettre en valeur leurs égos et publications qu'à rendre vraiment compte de l'un des ouvrages de la modernité romanesque d'Albion.


Une toute autre affaire avec le très réussi opus de Cécile Guilbert sur Laurence Sterne, l'écrivain le plus libre. La bravoure tient au coeur de l'ouvrage sous le titre de La défense Tristram-Yorick en sept chapitres. Cette centaine de pages prend le temps d'une conversation par-delà la vallée du mort avec l'auteur lui-même, en l'insérant dans la continuité littéraire qu'il n'a évidemment pas pu connaître. C'est une bravoure littéraire et fictive faisant participer l'auteur anglais à la conversation très enjouée, mise en scène par l'auteure française. Cette fiction lui rend hommage. Un seul bémol: les nombreux auteurs cités ne sont pas nommés mais sobriqués, genre Le Dijonais pour Guy Jouvet, le roi du Rigodon pour Céline, L'Asthmatique pour Marcel Proust, Le Dublinois pour James Joyce, etc. Ce exige de fréquents allers-retours vers l'annexe qui offre les clefs des 53 sobriquets littéraires inclus dans La défense de Yorick. Cela ne gêne toutefois pas la lecture, pas plus que cela n'avait gêné les quelques lecteurs de A political romance (1759) qui marque l'entrée de L. Sterne sur la scène littéraire, dans un conflit qui l'opposait à un oncle fort acariâtre dans les milieux ecclésiastiques de York.

 

Le reste de l'ouvrage guilbertien est un récit de la vie de l'auteur fort élégamment mené. C. Guilbert adosse son ouvrage à de très nombreuses lectures figurant dans la bibliographie en fin de volume. Cela inspire confiance.

La défense est l'occasion pour elle d'établir de nombreux ponts avec des auteur·e·s postérieur·e·s, avec la caution de Yorick... Elle le fait sur un mode badin et informé, fictionnel sans être fictif.

Je relève dans un entretien avec E. Naulleau paru dans le Matricule des anges une phrase qui me la rend encore plus sympathique: 
« Mais qu'est-ce qui vous irrite particulièrement dans le roman contemporain ?
Le subjectivisme forcené qui consiste à penser que si on étale ses tripes ou son intimité, on va forcément écrire quelque chose d'intéressant. » Voilà bien ce qui me tient éloigné de la production littéraire actuelle... à quelques heureuses exceptions près.


Digresser, tout un art
Victor Chklovski, dans Sur la théorie de la prose, consacre de longs passages à la digression. Quel meilleur roman prendre en exemple pour illustrer son propos ? Tristram Shandy, évidemment ! Citation (p. 276):

« D'une façon générale les digressions jouent trois rôles.

  1. Leur premier rôle est de permettre d'introduire dans le roman une matière nouvelle. Ainsi les discours de don Quichotte ont-ils permis à Cervantès d'introduire dans le roman divers éléments critiques, philosophiques & autres.
  2. Beaucoup plus important est le deuxième rôle des digressions – qui est de ralentir l'action, de la freiner. Procédé dont Sterne a large usé. Chez Sterne le procédé tient essentiellement en un développement d'un thème de la fable, soit par une présentation des personnages, soit par introduction d'un sujet nouveau (ainsi Sterne introduit-il, par exemple dans Tristram Shandy un récit sur la tante du héros & sur son cocher).

« Jouant de l'impatience du lecteur, l'auteur lui rappelle constamment le héros qu'il a abandonné, mais se revenir à lui après la digression, le rappel ne servant lui-même qu'à accroitre son attente. ...

  1. [Introduire une matière nouvelle]
  2. [Ralentir l'action]
  3. Le troisième rôle des digressions tient à ce qu'elles servent à créer un contraste. ... »

Voir également cet autre essai sur l'ouvrage de Sterne