Longtemps, la vie de l'auteure de La kudalinî est restée énigmatique. Plus de vingt ans après sa mort, en 2015, celle à qui elle avait confié ses « papiers » reconstitue un parcours. En le lisant, je renoue avec plaisir le fil tantrique1. L'ouvrage (éditions Almora) rend compte du parcours de l'auteure (1908-1993) vers le silence. Madame J. Chambron retrace année par année, sur base des notes, du journal & de la correspondance de L. Silburn, sa lente montée vers l'absolu. Elle y piste ses allers-retours entre la France (où elle gravit lentement les échelons de l'université) et l'Inde ou le Cachemire où elle poursuit ses recherches à la fois scientifiques & personnelles.

J. Chambron s'efface presque entièrement derrière l'autorité que lui confère la bonne connaissance de ces archives précieuses pour une meilleure connaissance encore du shivaïsme tantrique du Cachemire. Elle apparaît brièvement pour authentifier l'une ou l'autre anecdote.


Deux phrases de sagesse face au monde
- Avec les personnes qui ne sont pas sûres, on ne peut rien faire, sauf leur donner la paix [pour un temps]. d'après 226
- [...] l'obligeant à répondre à un manque de civilité par un manque de courtoise. 251


N'ont de dieu*
Le mot mystique dans le titre interpèle, tout comme le dualisme qui imprègne la vie privée de L. Silburn. Bien sûr, sa voie personnelle requiert respect de notre part et nulle part n'y manque évidemment pas. Respect dans la différence. Chaque chemin sa voie.
Extraits du journal de L. Silburn, 7 mai 1950:  « Je souriais en pensant à la manière dont je le traite mon guru, le taquinant, me moquant sans arrêt de lui ou de son Dieu, m'étendant sur la bêtise ou la cruauté de ce dernier, bienheureuse que j'accepte de parler de lui car c'est là sa seule manière d'exister dans le cerveau des humains. Car je ne crois pas en un Dieu - si je prétends croire en lui c'est seulement pour trouver prétexte à rire et à faire rire. »  78

Première note: l'adjectif mystique dans le titre: « Relatif au mystère, à une croyance surnaturelle, sans support rationnel », dixit le Trésor de la langue française informatisé. L. Silburn elle-même aborde la dimension mystique. Un chapitre lui est consacré dans la biographie. Cette voie donne accès au sans-accès: « le mystique pénètre dans une nouvelle dimension du réel que rien jusque là ne permettait d'imaginer & dans cette vie totale, son être tout entier va se transformer, d'est donc bien autre chose qu'une nouvelle vision de l'univers comme on le croit communément. C'est une énergie très pure et indidfférenciée, réservoir inépuisable et source d'efficience. » 289

Chaque voie est propre à chaque humain qui prend conscience de la sienne. J. Chambron esquisse très élégamment celle de sa talentueuse amie. Nulle Part peut entièrement adhérer à la dernière phrase de la citation. Les passages livrant accès à ce réservoir sont multiples, jamais identiquement pareils. L. Silburn attribue la prise de conscience de son existence après une immersion corporelle dans le Gange.

Deuxième note: le gourou, dans la religion brahmanique, est un maître spirituel, nous dit Le Petit Robert. Or la personne choisie par L. Silburn comme guru est soufie, donc de confession musulmane ! Étonnement sur celle qui est une spécialiste reconnue et respectée du shivaïsme non dualiste du Cachemire dont elle a passé sa vie professionnelle à nous offrir des traductions et commentaires en français. L'Inde est un pays tellement complexe ! L. Silburn parle de son guru avec beaucoup d'entrain et de reconnaissance.

Troisième notela grâce. L'étonnement se transforme en perplexité. À même source, la grâce se définit en théologie chrétienne comme faveur divine, aide surnaturelle qui rend l'être humain capable d'accomplir la volonté de Dieu et de parvenir au salut.

Les mots nous parlent leur langue à eux.

(work in progress)

* Une manière nullepartienne de rendre hommage à la désormais mythique émission de philosophie qu'a animée M. Edmond Blattchen sur la RTBF: Noms de Dieux.


« Et tout à coup on baigne dans la paix. On a trouvé un lit chaud pour toujours & le calme de la tendresse. » 38 Cela me paraît être l'essentiel face aux restrictions annotées ci-dessus.


L'ouvrage
La présentation chronologique des archives de L. Silburn est précise. Après la mort de R. Mohan (1966), puis après la dernière visite en Inde (1975), la continuité se fait davantage autour de thématiques. Il appert lentement à la conscience du lecteur que L. Silburn assure à sa manière souriante et silencieuse la continuité de maître à disciple à laquelle elle a elle-même été initiée. Des assemblées se font chez elle à intervalles réguliers. L'ouvrage se termine par quelques textes rédigés par L. Silburn sur la dimension mystique, dans lesquels elle désincarcère ce terme de sa gangue habituellement religieuse. Ces pages sont essentielles aux apports du livre.

Quelques citations

« Ce samâdhi est un perpétuel sommeil du corps et de l'esprit mais où la conscience est toujours vigilante car sans répit l'on jouit de soi... Je passe mon temps à écouter mon nouveau silence. » 40 C'est ainsi, au détour d'une citation, que le soi se réapproprie sa propre cartographie intérieure: corps-esprit-conscience. (voir corps-conscience)

« Un sommeil yogique du corps & de l'esprit mais qui laisse la conscience d'une plénitude apaisée. » 41 Une paix pleine grâce à cette conscience vigilante.

Le nom de son guru y apparaît: Radha Mohan. Il m'avait échappé jusqu'à présent. « Le guru ne demande jamais rien que ce que vous voulez vous-même... Tout est transmis en silence. Nous ne parlons guère si ce n'est pour rire car mon guru a un grand sens de l'humour. » 42 L'humour le silence.

« Oubli complet de mon moi limité. ... Avant 20 ans je perdis toute foi en un dieu personnel & en la religion chrétienne bien que restant ardente dans ma recherche d'une voie conduisant à l'absolu. » 44 Elle se penche sur la philosophie des vibrations. Dans Cause et durée, sa thèse, « je voulais montrer », dit-elle, « après les bouddhistes que chaque chose est momentanée & que la durée est notre propre création. » 45 Le moment est et la durée passe.

« De même que l'être entier d'un homme est dans le mouvement de sa main, de même il est dans ses paroles, dans son silence et dans son sourire. » 49

L. Silburn signale que, le vrai jour de sa naissance (1950), alors qu'elle nageait au milieu du Gange, « ... tout désir de nager [l']abandonna et [elle] allai[t] dans le puissant courant. Je devins consciente, pour la première fois de ma vie, que l'eau coulait et cela me sembla étrange. Je compris seulement plus tard que depuis ce moment-là je ne "coulais" plus moi-même. » 50 Vide ou plénitude, cela revient au même. « En comparaison de cela, rien n'importe, vous renoncez spontanément aux joies de ce monde et il n'y a pas de mérite à cela, vous ne pouvez faire autrement. » 51

« Il n'y a pas seulement une transformation dans les fonctions du corps, mais aussi sur le plan moral, sur le plan du caractère, et ce n'est pas sans signification que vous devenez patient et que votre amour pour les autres augmente. » 54

Cet accès privilégié à l'intime d'une démarche sincère, profonde, non mystique dans son approche, même si le mot figure à plusieurs reprises, nous le devons évidemment à Mme Chambron. Merci.

L. Silburn et R. Mohan se sont fréquentés épisodiquement de 1950 jusqu'à la mort de ce dernier, en 1966.

Extraits de lettre de R. Mohan: « La profondeur...est à la fois sérénité, quiétude, paix & félicité. L'état désiré résulte d'une longue, longue pratique lorsque rien n'altère la paix, comme l'océan que ne trouble pas l'arrivée de nombreuses rivières en crue. Cela s'appelle "équilibre spontané, égalité d'âme". La spontanéité est la plus haute forme d'activité. » 73

« La sensation de fourmillement, c'est un signe de bienvenue. Il est frémissement, vibration. » 74

« Les cakras du yoga de la kundalinî sont des réalités mais dans notre voie la force principale réside dans la mise en activité du cakra du coeur. Les autres cakras sont de ce fait transcendés et sont à la fois activés et purifiés automatiquement. » 75

Être en état contemplatif, c’est se tenir éloigné de la conscience du monde extérieur. 78

L. Silburn, dans un cahier de réflexions personnelles datant de 1950 également, écrit: « Et maintenant, je ne sais plus très bien imaginer ce qu'était ma vie antérieure... Mes certitudes se bâtiront peu à peu. ... Je m'abandonne avec foi à tout ce qui s'élabore en moi, mais je ne veux pas être dupe. Je ne créerai aucune idole et resterai aussi froide et dépourvue d'émotions et d'enthousiasme qu'il me sera possible. Sens critique acéré, "sense of humour", le rire seront mes armes les plus puissantes. Je n'obéirai à aucune influence pas même celle de mon guru, hormis sa grande magie spirituelle, celle qui est au-delà, en-deçà des paroles et se transmet télépathiquement et à grande distance. » 83

Dans le court lexique qui clôt l'ouvrage (325-6), le samâdhi est ainsi défini: « 1) absorption totale dans la contemplation, expérience directe mais temporaire du Soi. ... » Expérience directe mais temporaire du Soi. J'aime bien. Le « mais temporaire » sauve le réel de l'engloutissement. De la rupture. L. Silburn commente dans une lettre du 21 6 1950 (?): « le samâdhi est à la fois dense et infiniment léger. On se réveille immédiatement et parfaitement dispos, comme si l'on ne dormait pas. ... Il est entièrement dépourvu de rêves: il est paisible, unifié. » 84

La vibration est « intense et excessivement rapide. [C'est] comme l'intense vibration d'une corde de vînâ. Mais il faut être deux, dit Radha Mohan, pour que vibre la vînâ, cela me plonge dans l'émerveillement. La vibration a ses centres, le long de la colonne vertébrale - les cakras du yoga - la plus importante au niveau du coeur, mais selon la position la vibration part de la poitrine ou du dos. » 85 « La vibration est toujours présente, mais plus ou moins intense; elle est à son maximum quand, après être longtemps resté immobile, on recommence à bouger lentement un membre. Elle se transforme parfois en frémissement et frisson si quelque événement extérieur intervient. » 86


Il m'apparaît, en relisant les notes ci-dessus, que cette vie offerte à nos lectures (me) sert avant tout à confirmer des impressions personnelles ! Chacun sa voie, bien sûr. Des constantes assurément. Je suis très heureux que Mme Chambron ait ainsi levé le voile sur ce qu'elle détenait. La carrière plus académique, plus officielle donc, de L. Silburn transparaît à peine en filigrane. Elle aurait mérité un chapitre complémentaire. Cela n'enlève rien à la richesse contenue dans l'ouvrage, bien entendu.

La présentation des publications de L. Silburn est également précieuse et précise.

L. Silburn a par exemple publié, entourée d'une équipe étoffée, un ouvrage précieux qui remonte Aux sources du bouddhisme. Première édition en 1977; la deuxième, parue en 1997, elle l'a voulue, mais elle n'a pas pu la mener à bien. Décédée en 1993, l'ouvrage est reparu en 1997 grâce aux bons soins de son équipe.


1 Radha Mohan offre une saine explication à ce soulagement: « La recherche d'explications intellectuelles entraîne nécessairement trop d'activité mentale, ce qui entrave la plénitude de l'expérience mystique. » 75 Le mystique en moins, remplacé par tantrique, et cela s'applique à merveille à ma trop intense fréquentation de la mésologie. J'ai désormais appris à mieux relativiser les sources de la joie intérieure. La mésologie est loin d'être la seule à contribuer au flux.