La linguistique comme intro, ça me va !

Philosophie Magazine nous fait découvrir dans son édition d'été 2015 un philosophe allemand: Heinz Wismann. Il pense entre les langues. Son entretien nous initie à l'approche différenciée qu'ont les Français et les Allemands face au réel. La Belgique, lieu de frontière linguistique, est le siège habité de ces différences entre romanité et germanité. Je tenterai d'appliquer cette grille d'analyse au respect/non-respect du code de la route.


 Un constat routier, d'abord

Le code de la route, un code de bonne conduite ? Partager la route ? Non, forcer le passage au mépris du code, s'y imposer est en passe de devenir la norme en Belgique francophone.
- Bouge-toi de là que JE M'y mette.
- Écrase, puceau, avec ta bagnole; mon 12 cylindres 4x41 immatriculé au Luxembourg t'em...
-
Et que JE t'enfonce le champignon faisant fi des vitesses maximales affichées !
-
Et JE parque où il me plaît, et si ça te dérange, c'est le même prix !

La violence implicite, mais souvent ressentie dans ces « non entendus » d'une voiture à l'autre (quoique !), se traduit pourtant au travers d'un niveau d'agressivité relativement élevé sur la route.

Tout y concourt, y compris les aménagements de voirie qui forcent à user de sa propre voiture pour faire ralentir les autres2. Or, comme les automobilistes respectueux d'un code du bien vivre ensemble - ah bon ? Ce n'est pas aussi ça, le code de la route ? - semblent être devenus minoritaires, c'est un peu la jungle ! Particulièrement en Wallonie. En tout cas, si les Transgresseurs ne sont pas encore majoritaires, leur visibilité sur la route a depuis longtemps dépassé le seuil critique de l'intolérable.

Comme les Transgresseurs du code ne craignent qu'une chose, c'est de devoir payer des amendes pour leurs transgressions, et comme la police ne peut être partout et a même tendance à être trop souvent nulle part partout à la fois, les Transgresseurs se sont progressivement imposés sur la route.

Et voici où Heinz Wismann devient un phare dans la nuit !

Transgression / Discipline

Je ne guillemmette pas mais tout dans le tableau provient de l'entretien.

En France, le modèle de civilisation, le processus
conçu comme processus de socialisation, arrache
l'individu à la nature et à sa dimension barbare.
Le naturel est ce qui me retranche des autres.
Il s'agit de domestiquer le naturel par des exercices.
Par exemple, le système scolaire français
repose sur le principe de l'admission
au troupeau (grex en latin, qui a donné agrégation).

Chaque modèle produit son propre DÉPASSEMENT: le modèle français,
c'est la TRANSGRESSION.

 
   

En Allemagne, le modèle de Kultur prolonge la nature.
Il s'agit d'exprimer ce qu'il a de plus profond en soi.

Ce modèle produit la DISCIPLINE.

 Le polissage à la Française ( très XVIIIe s. comme
raisonnement !) conduit à des attitudes de soumission
et d'effacement de soi.

 L'autoaffirmation à l'allemande peut être ressentie
de l'intérieur comme quelque chose
de brutal qui bafoue les conventions sociales
et peut dégénérer3.
 Pour surmonter cette tension, les Français expriment
leur individualité de manière indirecte, dans
la TRANSGRESSION qui apparaît comme un correctif
au conformisme. C'est pourquoi les Français,
dixit H. Wismann, ressentent le besoin de traverser
quand le feu est rouge.
(C'est cette phrase de l'auteur
qui a catalysé la réflexion routière que vous lisez, là !)
 À l'inverse, les Allemands ont tendance à
s'imposer UNE STRICTE DISCIPLINE car
leur autoaffirmation constante leur pose
problème dans le rapport à autrui.
La DISCIPLINE allemande est destinée
à resserrer les liens entre individus
séparés.
L'INDIVIDUALISME à la Française apparaît comme
la négation ludique d'une connivence.
 

Et voici donc pourquoi votre fille est muette ? Peut-être. En tout cas, d'un point de vue très généralisateur, se dégagent ici deux types de réaction face au code assez opposées, malgré les immanquables nuances & correctifs à y apporter.

Décodage, tentative de

Ce souci assez constant de transgresser qu'ont trop de Belges francophones au volant tiendrait pour partie à leur langue. Il est bien plus agréable de rouler aux Pays-Bas, en Flandres ou au Royaume (encore)-Uni, la pression y est moindre, le respect des normes bien plus universellement admis.
Les français sont devenus nettement plus calmes car une répression à très grande échelle a été menée au moment où la limitation de vitesse en ville est descendue de 60 à 50 km/h. La police a été d'une visibilité et d'une efficacité redoutables; cela a fait diminuer le penchant apparemment naturel à transgresser de l'automobiliste français. Cette visibilité fut bien moindre en Belgique et voilà en partie pourquoi nous avons la chance de vivre des moments de jungle sur les routes wallonnes...

Comme quoi, lire de la philo peut aussi avoir des applications pratiques et offrir une grille de décodage assez novatrice, même de comportements routiers dont nos gestionnaires routiers feraient peut-être bien de s'inspirer !


 Communiquer, la panacée ?

L'AWSR pourrait peut-être s'inspirer de l'ouvrage de H. Wismann pour adapter ses campagnes de pub en y piquant quelques concepts plus appropriés. Elles m'apparaissent trop souvent consensuelles pour les gens respectueux de la loi, mais extrêmement bisounours pour les autres. Elles ne sont probablement pas du tout de nature à induire des modifications durables des comportements délictueux chez les automobilistes accros à leur pouvoir de transgression sur les autres...

Leur campagne d'août 2015 (Pas trop près, s'te plaît!), euh... plutôt bisounours, non ? Et aucune info sur la flèche: il a fallu un entretien télévisé sur la RTBf pour entendre parler des deux crocodiles à compter...

L'humour au service du bien vivre ensemble

J'suis pas dessinateur, mais j'aurais bien vu la seconde voiture en forme de crocodile au cul de la première4 avec deux autres crocodiles volants, coiffés d'un képi, qui forcent avec leurs pattes avant le passage entre le nez du croco et le cul de la première voiture pour lui imposer la distance nécessaire minimale, et pas l'implorer, j'y reviens;) au lieu de montrer le « bon » comportement bien ringard pour tous les Transgresseurs mdr en passant en face du panneau (ou même pire, ne le voyant pas...) !

Mettre les rieurs du côté de la loi et faire rire du pauv' crocodile obligé de céder face aux deux crocos volants, voilà un message paradoxal susceptible d'enfoncer son clou plus sûrement, non ?

Enfin, bon, je dis ça, je dis rien hein !

Implorer ?

Par contre, cet implorant s'te plaît5 me déplaît car c'est « lui » laisser le choix de respecter, de se conformer aux lois de la physique, ou non. C'est encore « lui » offrir la possibilité de répondre: « Eh ben, il me plaît pas, NA ! ». Et que je tepotdecollise parce que, « MOI, JE freine instantanément, MOI J'ai des réflexes, Môssieu! »

Faut-il vraiment nous mettre en position basse comme ça... C'est ça qu'ils ont voulu, à l'Agence ? Nous forcer à nous agenouiller, nous qui respectons plus souvent que pas le code, pour « les » implorer à respecter la distance de deux crocos sur autoroute à 120 km/h, au nom de la physique d'ailleurs ? Il y a longtemps que Christophe ne protège plus les automobilistes. Il avait trop de morts sur la conscience...

Et puis, quand vous laissez la distance physique, il y en a toujours un pour s'infiltrer, voire deux ! Ce visuel fait tout à l'envers à mon avis en envoyant des messages brouillés.


 Brève incursion au coeur de la mésologie

En « lui » permettant d'exercer son arbitraire égotiste, d'agir en « homme moderne » (Topos Ontologique Moderne-TOM-, dirait A. Berque), le Transgresseur se sent fort d'être largement impuni.

Je ne résiste pas au plaisir de citer A. Berque:

«Le TOM n'est plus un citoyen, il n'a pas de souci pour autrui, il est sans corps médial, c'est un particulier qui n'a pas de milieu donc, un individuel coupé de tout milieu et strictement délimité à son enveloppe corporelle: telles sont les caractéristiques essentielles de ce que j'appelle le TOM; il est la figure de l'individualisme et du dualisme contemporains. » (Poétique de la terre, p. 35)

C'est « son » portrait tout craché, non ? Le Transgresseur de H. Wismann n'est plus un citoyen sur la route, il n'a plus de souci pour autrui [il fonce à la poursuite de la jouissance suprême!], il est un individuel ... strictement délimité à son enveloppe [et son extension de carrosserie, qu'il chérit exagérément !]. Il n'y a pas plus individualiste que lui.


 La physique, une science méconnue !

← Une dernière pour la route ? Le site Internet de l'AWSR montre également un intéressant graphique sur les distances de freinage, toujours utiles à se remettre en mémoire. Impossible à mettre sur les panneaux d'autoroute, évidemment. Mais si ce panneau était divisé en cinq, un par type de route, ça ne serait pas une bonne idée, ça ?

Le droit chemin...

La seule attitude lucide et sûre face à cette accumulation d'incivilités, partiellement induites par une présence trop aléatoire sur nos routes de la police, c'est rester zen, même si c'est parfois difficile !

Et dans un monde idéal, j'inviterais même bien la police à se rendre beaucoup plus visible et répressive sur nos routes. Il n'y a que cela qui marche, malheureusement. Mais elle a tant de « paperasseries », n'est-ce pas. Hmm.


Bilan carbone caché des brise-vitesse6

- Face à un incivisme larvé au volant, mais le pourcentage de citoyens qui ne respectent pas le code vaut-il vraiment ce bilan carbone négatif,
- face à l’impossibilité pour la police d’être partout à la fois pour verbaliser les contrevenants au code,

Des ralentisseurs sont posés partout, souvent n’importe où, n'importe comment, n'importe quand,… Ils semblent être devenus la panacée à laquelle ressortissent les gestionnaires de voirie, en désespoir de cause. À force de ne plus oser rappeler les règles du bien-vivre ensemble sur la route, ils en viennent à inventer des ruses de sioux pour damer le pion à leurs électeurs... Petit jeu dangereux, finalement, non ?

Mais conçoivent-ils leurs aménagements routiers bien rationnellement ? La planète, en tout cas, répond NON.
Ces réducteurs d’espace obligent souvent la moitié des véhicules à s’arrêter sur leur lancée, marquer l’arrêt et puis à redémarrer, c-à-d à consommer plus de carburant et polluer encore plus. Freiner n'est pas neutre sur l'usure des freins. Réaccélérer pollue davantage encore puisque c'est bien connu, c'est à ce moment-là qu'un moteur est le plus gourmand. Enfin, le temps de parcours peut s'en trouver parfois assez significativement allongé, y compris et surtout pour la grande majorité des citoyens qui roulent en respectant les limites de vitesse.
En fonction du degré d’énervement, l’effet recherché d'augmenter la sécurité peut même être inversé, puisque l’accélération qui suit le freinage peut souvent être excessive.
La pollution sonore dans le voisinage de ces chicanes, du fait de ces redémarrages en deuxième et du bruit des pneus sur les entraves méchantes à la circulation qui trônent près de chez eux, est peu prise en compte.

Éducation quand tu nous fuis ! Partager la voirie plutôt que d’y propulser l’égo surpuissant (combien d’automobilistes mettent leur égo dans leur carrosserie…) en provoquant des comportements à risque, comme accélérer avant le rétrécissement pour être le premier, du coup rouler encore plus vite.

Non décidément, something is rotten in the kingdom of Belgium. Des scientifiques pourraient se pencher sur le chiffrage de tout ceci.


Conclusion en forme d'empathie transgressive

Si vous trouvez que j'exagère, faites donc preuve d'empathie pour le Transgresseur, mettez-vous à sa place: vivez son plaisir, ressentez sa jouissance à s'identifier aussi intimement à la carrosserie qui l'entoure. Il n'y a que ça de vrai ! Vous verrez...

Je peux avoir forcé le trait pour faire apparaître les lignes de forces sous-jacentes. Mais elles s'éclairent sous les phares de deux grilles d'analyse philosophiques: une, la mésologie, que je fréquente assez assidûment, sans encore en maîtriser les très nombreux rouages. De la seconde, celle qui pense entre les langues, et à laquelle je dois la notion éclairante de Transgression, je n'ai encore lu qu'un seul article et un livre. Elle pourrait s'approfondir, qui sait ?

Et je n'oublie jamais que:


La couverture du roman est juste là pour illustrer le thème.

1 A. Berque, un de mes philosophes de prédilection, fait une sortie mémorable sur ce thème dans Poétique de la terre, près de la photo d'un arbre en hiver. Il nous offre une grille de décodage aboutie, convaincante, documentée, très argumentée, mais beaucoup plus complexe que celle de H. Wismann. Cette dernière est séduisante, même si elle risque de n'être que partiellement vraie, à cause de son haut degré de généralisation. Les invariants culturels souffrent souvent de nombreuses exceptions.

2 Le seul aménagement visant à réduire la vitesse, dans nos villes et villages, qui ne transforme pas ma voiture en ralentisseur de l'autrui transgressif, c'est le plateau sans rétrécissement. Moi, je n'ai pas besoin de ralentir, je roule de façon appropriée. Que l'automobiliste qui arrive dans l'autre sens en même temps que moi fasse sauter ses gosses à l'arrière, cela devient son problème, pas le mien. Dans les aménagements rétrécisseurs, le transgresseur veut forcer le passage en me mettant en danger, alors que, une fois sur deux, « il » doit/devrait/aurait dû céder le passage ! Je vis dans une commune où il y en a plusieurs dizaines, et cela n'empêche rien de ces comportements transgresseurs; au contraire, cela semble les alimenter, cela les renforce ! Cette escalade dans la surenchère entre l'autorité publique légitime mais impuissante (et souvent inadéquate dans ses solutions) est sans fin. Deux chicanes de trop dans une rue, les automobilistes passent par une rue parallèle ? Et zou, je chicane aussi dans cette rue-là, au grand déplaisir de certains riverains, qui reviennent vers l'autorité publique pour s'en plaindre. Sans fin, je vous dis.

3 Le comportement de la Chancelière allemande et de son Ministre des finances face aux dettes de la Grèce (pays transgresseur ?), est un exemple récent qui fit ployer tout le monde face à la discipline ordolibérale à l'allemande (l'adjectif est employé dans le Monde diplomatique). H. Wismann rappelle aussi dans son entretien que le mot allemand SCHULD a deux sens: dette et faute, protestantisme oblige. Comme en néerlandais, d'ailleurs. Du coup, les Grecs, en ne payant pas leur dette, ils commettent une faute... ordolibérale !

4 Si les Transgresseurs collent au cul de la voiture précédente, c'est pas un peu dans l'espoir quelque peu machiavélique de la voir accélérer pour « dégager » la route... dans le décor ? J'exagère ? Vous en êtes si sûr-e- que ça ?

5 Chapeau sur le Î majuscule de PLAÎT, le È de PRÈS a bien droit à son accent, lui !

6 Ce titre m'a été inspiré par un article du Magazine Imagine Demain le Monde, n° 111, p. 58, intitulé « Trafic maritime: un bilan carbone caché. »