Émile Verhaeren, Les rythmes souverains
I Paradis

I

Des buissons lumineux fusaient comme des gerbes;
Mille  insectes,  tels  des  prismes,  vibraient dans l'air;
Le vent jouait avec l'ombre des lilas clairs,  
Sur  le  tissu  des  eaux  et  les  nappes  de l'herbe.
Un  lion  se  couchait  sous  des  branches  en fleurs;
Le  daim  flexible  errait  là-bas,  près  des panthères;
Et  les paons déployaient des  faisceaux de lueurs
Parmi les phlox en feu et les lys de lumière.
Dieu  seul  régnait  sur  terre  et  seul  régnait aux cieux.
Adam vivait, captif en des chaînes divines;
Ève  écoutait  le  chant  menu  des  sources fines,
Le  sourire  du  monde  habitait  ses  beaux yeux;
Un archange tranquille et pur veillait sur elle
Et, chaque soir, quand se dardaient, là-haut, les ors,
Pour que  la nuit  fût douce au  repos de son corps,
L'archange  endormait  Eve  au  creux  de  sa grande aile.

Avec de la rosée au vallon de ses seins,
Elle se réveillait, candidement, dans l'aube;
Et l'archange séchait aux clartés de sa robe
Les  longs cheveux dont Eve avait empli sa main.
L'ombre se déliait de l'étreinte des roses
Qui sommeillaient encore et s'inclinaient  là-bas;
Et le couple montait vers les apothéoses
Que le jardin sacré dressait devant ses pas.
Comme  hier,  comme  toujours,  les  bêtes familières
Avec le frais soleil dormaient sur les gazons;
Les  insectes  brillaient  à  la  pointe  des pierres
Et les paons lumineux rouaient aux horizons;
Les  tigres  clairs, auprès  des  fleurs  simples et douces,
Sans  les  blesser  jamais,  posaient  leurs mufles roux;
Et  les bonds des chevreuils, dans  l'herbe et sur la mousse,
S'entremêlaient  sous  le  regard  des  lions doux;
Rien  n'avait  dérangé  les  splendeurs  de  la veille:
C'était le même rythme unique et glorieux,
Le même ordre lucide et la même merveille
Et la même présence immuable de Dieu.