La fin de l'année 2020 offre à notre lecture deux ouvrages de l'auteur. L'un, une somme po&tique. L'autre, une découverte que je dois à la recommandation d'une amie. D'une plume heureuse & sûre, Charles Juliet nous emmène sur les chemins qu'il croise, auprès de personnes rencontrées, de livres lus, de villes & pays visités (une remarquable visite en Corée du Sud, notamment, à côté de La Nouvelle Calédonie). C'est le premier journal de lui que je lis. Autant dire que j'ai du retard... Certaines allusions d'ailleurs ne me sont pas transparentes mais jamais la lecture ne s'en trouve gênée.

Gagner les profondeurs. Forer. Forer.
Dégager l'authentique, dénuder le vrai, desceller l'énergie.
Enraciner la paix.
Le reste est vain.

Affûts, 1990, II, p. 83 in
Pour plus de lumière, Anthologie personnelle, 1990-2012, Poésie/Gallimard, 2020


 

Agonie primaire vs visage originel
Winnicott & Jung ont ses faveurs pour l'élaboration de soi & de ses nombreux portraits, presque tous de femmes, un peu comme si l'invitation propre au bouddhisme chan à sculpter en soi le visage originel qu'une personne avait dans le ventre de sa mère était devenue, pour D. Winnicott, une agonie primaire...

« Pour la première pendant mon premier mois d'existence, nous révèle C. Juliet, alors que [sa] mère n'avait peut-être pas l'énergie de s'occuper du bébé qui venait de naître. Une seconde fois, lorsqu'elle a été hospitalisée [pour dépression] & qu'elle  [lui] a été enlevée. La rupture de l'état fusionnel vécu avec la mère provoque chez le bébé une souffrance violente qui lui donne la sensation de mourir. C'est ce que Winnicott apprelle l'agonie primaire, une agonie dont l'enfant ne cesse de redouter qu'elle ne survienne à nouveau. » 17

L'élégance sans jugement du 23e cas public de La passe sans porte nous offre une autre explication possible, beaucoup plus ouverte:

[Le visage originel]
Il ne peut être ni esquissé, ni dépeint,
ni loué: cessez de le chercher.
Nul lieu où cacher ce visage originel
qui, à la destruction de l'univers, reste intact.

Catherine Despeux, la traductrice, précise dans ses annotations: « le visage originel est une notion spécifique du bouddhisme chan pour désigner la nature du Bouddha.
Exclure toute parole & ne rien dire,
ne rien exprimer, ne rien prononcer,
ne rien enseigner, c'est entrer dans la non-dualité. » 133

Le journal de C. Juliet est propice aux rebonds sur nos propres lectures. C'est une de ses forces.

125:
vomis ces mots
qui te pourrissent
la tête

écris
avec ces mots
silencieux
qui s'échappent
de ta fracture.

Cette lecture du diariste fomente nos expériences propres à l'ombre des siennes.


Connaissance de soi vs conscience de soi
« Avec la lucidité qui est mienne actuellement, je me rends compte que lorsque j'ai écrit L'année de l'éveil & Lambeaux, j'étais loin d'avoir la clarté à laquelle je suis parvenu. » 198

« Quand la connaissance de soi est effective, que le moi est suffisamment érodé, la conscience de soi apparait, & c'est elle qui pratique cette autosurveillance continue. » 200

Chaque mot père; le cisèlement syntactique retient l'attention, voire fait entrer le soi dans une forme méditative de conscience de soi.

L'érosion du moi est première: elle ouvre la voie à une meilleure connaissance de soi qui à son tour favorise l'apparition de la conscience de soi.

« J'ai fini par comprendre que l'absolu n'existe pas. Seul importe de parvenir à la connaissance de soi. Celle-ci ne se découvre qu'au terme d'une longue aventure. » 141

Cette meilleure conscience de soi n'apparait pas d'un bloc: elle est distillée goutte à goutte, chacune rejoignant les précédentes pour constituer le cours d'une vie. Tel le cours d'une eau, la vie serpente entre ses berges qui sont naissance & mort.

C. Juliet semble s'adosser à un référentiel psychanalytique. Il me laisse de marbre. Son cheminement discret en cet environnement révèle des points de contact possibles avec certaines sagesses extrêmes-orientales, dont il est aussi par ailleurs un lecteur informé.

Voir aussi: Le tantra de la reconnaissance de soi / Charles Juliet et le Matricule des Anges / Le Giacometti de Charles Juliet