La biographie qu'un des trois ou quatre maitres approchés lors de mes années universitaires liégeoises* consacre à Érasme (1469-1536) est écrit dans un style remarquable. L. E. Halkin (1906-1998) expose de l'intérieur presque la vie d'un humaniste chrétien qui a fait le pont entre Plotin & Spinoza, ce dernier étant probablement le philosophe de référence sur Nulle Part. L'auteur est inspiré quandil traite de ce sujet avec une autorité enchantée & respectueuse.

Sa connaissance intime de l'oeuvre érasmienne l'autorise à tracer de son mentor personnel un portrait nuancé & enthousiaste extrêmement bien documenté. Les quarante pages de notes en fin de volume détaillent les lectures d'une vie entière consacrée à en parcourir tous les recoins. Là où l'histoire n'a pas attesté certaines informations, l'auteur y supplée avec talent, en formulant l'une ou l'autre hypothèse; il est assurément tranquille dans les ressentis qu'il nous offre de ce qu'il a perçu chez cette grande figure de la renaissance.

L'ouvrage, datant de 1987 - oeuvre d'une plume mûre & sage, récemment trouvée chez un libraire précieux & Outre-Meusien -, est écrit dans un style fluide & précis, déroulant à plaisir le fil de vie qui tisse tant de liens solides entre le moyen-âge et la renaissance. Érasme a vécu les trente-et-une première années de sa vie au temps des incunables. C'est là qu'il étoffe sa valeur propre, au contact d'auteurs classiques. Il assiste en direct à l'éclosion puis à l'expansion de l'imprimerie. La fréquentation des scriptoriums de monastères, pour recopier les oeuvres qui le marquent, est assidue & il est souvent victime d'imprimeurs peu scrupuleux, en ces temps de transition où les droits des auteurs étaient allègrement bafoués.

L'éloquence classique dont la phrase du maitre liégeois fait montre  revêt une robe quasi érasmienne, tant est intègre sa connaissance exclusive de ce personnage attachant. L'autorité assise avec laquelle se comblent les lacunes immanquables que l'histoire n'a pas documentées avec certitude donne chair vivante, vibrante à Desiderius, le si bien nommé. Si 450 ans ne les avaient pas séparés, ils auraient, à n'en pas douter, été les meilleurs amis du monde & nous aurions des volumes de correspondance entre eux dont nous pourrions alors nous régaler !

Merci, Professeur !


Son aînée, Marie Delcourt (1899 - 1979), même université, a également publié un ouvrage sur Érasme en 1944. Les dédicataires de l'ouvrage sont d'ailleurs le prof. Halkin & son épouse « en gage d'une amitié fortifiée par l'épreuve ».

Elle y esquisse une biographie en une dizaine de pages. Il accomplira pleinement cela. Ensuite, & c'est en cela que cet ouvrage-ci est précieux pour l'histoire, elle retrace l'histoire du livre d'Érasme intitulé Les Colloques. Elle y trace également les contours de l'amitié qui a uni Thomas More et Desiderius Érasme. Les deux derniers chapitres de cet ouvrage abordent la politique & la guerre devant la morale humaniste ainsi que la gaîté d'Érasme.

Je suis heureux d'avoir pu rencontrer ces deux ouvrages. Ils creusent à même la masse des faits historiques des pistes que ces humains-là ont foulées, au péril de leurs vies.


* L'infinie bonté du professeur de critique historique était perceptible au pied de la haute chaire de l'auditoire où il officiait en nous prodiguant ses précieux conseils. Le manteau jeté sur les épaules, telle une cape, protégeait parfois le corps des rigueurs budgétaires qui, déjà, frappaient cet auditoire poreux ! Du corps frileux de l'enseignant à deux ans de l'éméritat ainsi que la haute tenue de ses enseignements nous fascinaient, il en émanait une autorité humaine naturelle d'où s'écoulait une bienveillance sereine envers nos jeunes années studieuses. Avec la Professeure Irène Simon (anglais), il fait partie des maîtres que l'université de Liège a mis sur mon chemin. Ils sont les deux seuls d'ailleurs; d'autres furent, dans une moindre mesure, marquants pour d'autres raisons, notamment les professeurs J. Noël (grammaire anglaise) et L. Gillet (néerlandais).


Une édition érudite des Adages a été établie par Jean-Christophe Saladin aux Belles Lettres. Il vient d'en extraire un florilège à l'occasion du centenaire de la maison d'édition.

Chaque ouvrage a son lot d'enseignements prêts à glaner. Le flux rend parfois aléatoire leur fixation, cependant bien présente. L'actualisation de leur potentiel dépend de soi. Ce florilège est un vivier de réflexions, dont beaucoup sont à faire siennes: « Les esprits humains se lassent facilement & aspirent avidement à du neuf; ces appas [nés du "fléau des livres imprimés malhonnêtement"] les détournent de la lecture des auteurs anciens, que rien ne peut surpasser. » 69-70

Ces imprimeurs malhonnêtes « ne rendent pas service à la littérature » 67. L'imprimerie est encore une jeune industrie pour lui. Gutenberg (1400-1468) l'invente au milieu du XVe siècle. Les incunables s'éteignent au début du XVIe. Érasme n'aurait pas pu le croiser mais bénéficie de l'essor de cette industrie pour ses propres écrits et éditions. Il a édité des auteurs anciens pour les rendre à nouveau disponibles. Le livre imprimé transforme la copie manuscrite en reproduction de masse. Érasme leur reproche, à ces imprimeurs malhonnêtes, d'être

  • « si ignorants des lettres que c'est à peine s'ils savent lire,
  • si paresseux qu'ils ne leur plait pas de relire ce qu'ils ont imprimé,
  • si avares qu'ils préfèrent voir un bon livre rempli de milliers de fautes plutôt que de dépenser quelques pièces d'or pour engager un correcteur. » 68

Une note de l'éditeur de ces Adages en page d'avant-titre aurait enchanté François Richaudeau: « Pour les Adages les plus longs, nous avons introduit des intertitres destinés à faciliter la navigation dans cet océan de littérature. Aucun ne figure dans l'édition originale. »

Marie Delcourt puis Léon Halkin avaient fait d'Érasme leur héraut en quelque sorte & l'avaient bien lu pour porter sa parole au loin dans le XXe siècle. Comme les Essais de Montaigne délivrent tant d'épices sur la fin du XVIe, Érasme assaisonne  avec ses 4151 adages le premier tiers de ce même siècle.

L'essai est un art qui se fréquente ici aussi sur Nulle Part. C'est la forme littéraire qui a sa préférence, à côté de la poésie.