- Essai -

Plan

Démarche
Méso-remarque
Lisibilité
TDM
Perspicacité
L'infini est indestructible
Deux ouvrages

Le corps

Épisode 5

  1. Intro
  2. L'esprit et le corps sont un seul & même individu
  3. L'esprit ne peut mouvoir le corps ou l'animer en quelque manière
  4. Les décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les appétits du corps

Chaque voie est unique

La nature

Sive
Uexküll délivré par M. Juffé

Une correspondance


Démarche

Michel Juffé nous offre un café philo en compagnie de Spinoza en douze chapitres structurés avec une maitrise aboutie, aux fins de rester à tout moment amical envers ses lecteurs. Son approche est à la fois dense & lisible.

Sa démarche transversale bienveillante et tellement pertinente use d'un ensemble de références déjà rencontrées sur Nulle Part: G. Bachelard, A. Berque, R. Misrahi, B. Pautrat, J. von Uexküll,  etc. De neuves aussi: H. Atlan, K. Goldstein, Nietzsche.


Méso-remarque

Remarquons en passant (mais est-elle vraiment si innocente que cela, cette remarque ?...) que cet ouvrage-ci établit le lien ferme entre l'oeuvre d'Uexküll et celle de Spinoza, ce qui semble conforter l'hypothèse émise ici même que la mésologie (étude des milieux humains) chère à A. Berque tirerait peut-être bénéfice de lâcher certaines idées platoniciennes (Heidegger en sous-main) au profit d'un accrochage rationnel à l'univers de Spinoza. Les ponts entre l'éthique spinoziste et la mésologie seraient mieux établis par le maître ès mésologie... Mais le programme du colloque de Cerisy qui lui a été consacré ne semble vraiment pas avoir pris cette direction... Dommage ! La mésologie y a peut-être beaucoup à gagner, en simplicité notamment ! & en densité moniste, ce qu'elle est déjà. Chacun·e sa voie.


Lisibilité

La synthèse que M. Juffé a servie avec le café est d'une lisibilité remarquable, au dogmatisme absent (celle de R. Misrahi n'en est pas dépourvue); les deux approches semblent l'une & l'autre essentielles à une meilleure connaissance du spinozisme, parmi d'autres. La synthèse de M. Juffé renouvèle l'intérêt porté de longue date sur Nulle Part à l'unité corps/esprit au sein d'un monisme radical tel que la pratiquait déjà Spinoza.

Le parcours qu'il offre à notre lecture s'éclaire d'un sourire intérieur. Le terrain qui nous est ainsi ouvert est substantiel: l'auteur dépose pour nous des cailloux blancs qui réfléchissent la lumière, en marchant à nos côtés. Du très grand art !

Ceci, par exemple: Le but de l’Éthique est la vie heureuse et non… une théorie du devoir être (comme celle des moralistes). 92

Au Café Spinoza se tissent tant d'exigences de compréhension intérieure tendue sur la vibration du philosophe du siècle d'or hollandais que cela tient d'une forme de joie intérieure à sentir tant d'évidences poindre sous la plume de l'auteur. La tension vers une intériorisation offerte à notre lecture attentive, est constamment renouvelée d'exigences rencontrées de clarté non simplificatrice. M. Juffé manifeste beaucoup de respect à l'égard de son lectorat dans son exégèse libre & inspirée.

Dans l'aire culturelle « occidentale », DÉMOCRITE & ÉPICURE ainsi que leurs partisans sont les seuls antécédents connus de Spinoza. Épicure: « Rien n'est jamais créé de rien par l'effet d'un pouvoir divin. »

La thèse de Spinoza: Notre monde est UNIQUE, sans transcendance ni finalité. L'univers est composé d'individus qui désirent plus que tout « persévérer dans leur être ». J F Billeter a de sages paroles prolongeant cette persévérance: Le désir de progresser et de s'accomplir est plus fondamental que le simple désir de continuer, de persévérer dans son être.

L'homme n'est pas supérieur aux autres espèces vivantes; chacune a sa perfection. J. von Uexküll, dûment cité à plusieurs reprises par M. Juffé, l'a bien démontré. Notons au passage que M. Juffé ne cite pas la traduction plus récente de l"opus magnum uexküllien par C.-M. Fréville: est-ce parce qu'il ne la connaît pas ou lui préfère-t-il celle de 1934 ? Spinoza cherche une éthique propre à l'humanité. Il écarte une éthique de la nature.

If Spinoza is your cup of tea, this book is a probable "must read".


TDM

Afin d'entrer davantage dans de nombreux éclaircissements que les douze épisodes que M. Juffé accorde à mieux cerner le spinozisme, en voici la table des matières illustrées à la mode artisanale en vigueur sur Nulle Part:

 

Il apparaît que Café Spinoza est original à bien des égards. La nature (2) à est au coeur de l'ouvrage; Darwin & l'écologie (3), les biologistes & l'unité corps/esprit (6). Rien que ces épisodes font déjà de cet ouvrage un enrichissement durable à la pléthore d'ouvrages contemporains consacrés au spinozisme.

Je n'ai fait qu'aborder Lévinas et Nietzsche, dont je ne connais pas l'oeuvre; aussi parce que M. Juffé critique leur approche du spinozisme: mes bof soulignent une méconnaissance de ces auteurs. Je n'en dirai donc rien. Depuis lors, j'ai découvert la correspondance entièrement rédigée par M. Juffé entre Spinoza & Freud (chapitre 12). J'en fais mention en fin d'essai.


Perspicacité

M. Juffé truffe son ouvrage de très nombreuses perspicacités: par exemple: L'esprit conçoit & sent. Ce sont un seul & même acte. (Ép. 11/p 203) Il revient longuement dans le même passage sur le sens des démonstrations. J'en amplifie le propos dans un autre essai: Dynamique formelle interne de l'Éthique de Spinoza.
Sur la connaissance du 3e genre, l'intuition chère à Spinoza, l'auteur cite plusieurs propositions qui expriment une telle connaissance:

  • le désir est l'essence de l'homme. En français contemporain, cela pourrait être: Notre humanité se fonde sur le désir.
  • l'esprit & le corps sont une même chose. En français contemporain, l'esprit & le corps ne font qu'un.

C'est la manière de connaître les objets particuliers qui qualifie la connaissance du 3e genre.


L'infini est indestructible

M. Juffé reformule, par exemple, en la simplifiant avec assurance & élégance, la démonstration d'Éth. V, prop. 39 « de manière strictement moniste: Celui dont le corps est doué d'aptitudes nombreuses est d'autant moins soumis aux autres corps, & jouit d'autant plus de son existence; par suite, ses affections se rangent aisément selon l'essence des choses; par suite, il connaît la nature telle qu'elle est & il l'aime, ce qui le remplit du sentiment de son éternité. » p 207
Il la dépouille notamment de ses nombreux renvois qui en obscurcissent quelque peu la lecture dans la traduction de R. Misrahi, plus proche du texte latin: « Celui qui possède un Corps capable d’accomplir de nombreuses actions est fort peu tourmenté par les affects qui sont des maux (par la proposition 38, Partie IV), c’est-à-dire (par la Proposition 30, Partie IV) par les affects qui sont contraires à notre nature. C’est pourquoi (par la Proposition 10) il a le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affects selon un ordre conforme à l’entendement, et par conséquent (par la Proposition 14) de faire en sorte que toutes les affections du Corps soient rapportées à l’idée de Dieu. De là proviendra le fait (par la Proposition 15) qu’il sera affecté envers Dieu de l’Amour qui (par la Proposition 16) doit occuper, c’est-à-dire constituer la plus grande part de l’Esprit, et c’est pourquoi (par la Proposition 33) il possède un Esprit dont la plus grande part est éternelle. C.Q.F.D. (Misrahi - fr) »

Avouez qu'il n'y a pas photo ! Nous saisissons mieux par cet exemple pourquoi ce Café philosophique est si aimable.
Le sentiment d'éternité (d'infinitude ou d'indéfinitude ?) est une manière de saisir ce qui est indestructible dans le devenir des choses, dans ce que deviennent certaines modalités de la nature. Ce qui reste l'infini chez Spinoza devient l'indestructible sous la plume de M. Juffé.


Deux ouvrages

En approfondissant la lecture de cet ouvrage, je fais le constat que combiner sa lecture avec les 100 mots sur l'Éthique de Spinoza (R. Misrahi) constituerait presque bien une voie royale de vulgarisation intelligente & autorisée par deux philosophes qui ont consacré leur vie au spinozisme. Les deux ouvrages s'éclairent l'un l'autre, se répondent bien, se complètent même.

D'autres apports résultant de cette convergence se notent au niveau de quelques concepts du spinozisme qui sont ainsi mieux compris:

Le MODE est une modification d'un être déjà là qui est la réalité. Le mode dépend de l'antériorité logique (& non temporelle) de la réalité qui, elle, dépend de la totalité indestructible de la nature.
SUBSTANCE = nature.
LA NATURE = réalité, qui équivaut à substance.
INFINI = indestructible.


J'ai retenu deux approches qui me sont chères pour illustrer les apports, les bienfaits même, que la lecture de cet ouvrage procure: le corps & la nature.


Le corps

Épisode 5, L'unité du corps et de l'esprit

L'unité = ils ne font qu'un, comme on dit UNE & INDIVISIBLE (=monisme). Spinoza ne dit pas union, ce qui présupposerait deux substances, le corps d'un côté, l'esprit de l'autre (=dualisme).

Structure de l'épisode 5: 89-108

  1. Intro 89
  2. L'esprit et le corps sont un seul & même individu. 91
  3. L'esprit ne peut mouvoir le corps ou l'animer en quelque manière 94
  4. Les décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les appétits du corps 101

Les intertitres qui parsèment chaque épisode sont denses en mots-clés propices à résumer le propos qu'il y développe dans la suite.


Intro 89

« L'ordre du désir du corps est contemporain de [l'ordre] des désirs de l'esprit. » En disant « l'ordre », Spinoza « veut dire: un seul & même ordre, sans la moindre divergence possible. »

DIEU = NATURE = SUBSTANCE.

C'est l'auto-création continuelle, illimitée, à tous égards. 93

Parmi l'infinité d'attributs de la nature, l'ÉTENDUE & la pensée ne sont que deux attributs.


L'esprit et le corps sont un seul & même individu. 91

Spinoza: « Ce que l'entendement perçoit d'une substance comme constituant son essence. »
Du même: « le corps, par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d'accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre esprit. »
M. Juffé a également la bonne idée de nous résumer (94-95) ce que la science sait au milieu du XVIIe.


Les décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les appétits du corps 101

Les DÉCRETS DE L'ESPRIT = Les APPÉTITS DU CORPS

Michel Juffé (MJ): « L'esprit, c'est le corps se connaissant, avec

  • plus ou moins d'acuité,
  • plus ou moins de véracité,
  • plus ou moins d'efficacité. » 101

MJ: « C'est à nous de trouver, par l'expérience

  • comment les choses sont liées les unes aux autres,
  • quels effets elles peuvent produire sur nous,
  • à quels principes d'action elles correspondent. » 105

Nulle Part (NP): C'est par l'expérience qu'il nous revient de trouver ± intensément, ± authentiquement, ± efficacement

  • les liens existant entre les choses,
  • les effets produits par les choses sur nous,
  • les principes d'action  correspondent aux choses.

Le corps acquiert « une autre dimension, ...

  • celle de la clarté &
  • de la distinction des choses.

L'amour de ces choses claires & distinctes est alors

  • durable,
  • fort &
  • intégral. »

Chacun·e dispose de deux types de moyens pour agir & percevoir:

  • d'une part, des outils pour agir qui sont des choses pour agir, comme par exemples les machines qui transforment les produits naturels,
  • d'autre part, des choses pour percevoir, comme par exemple les télescopes, les lunettes, les microphones, les appareils de radio; ces moyens de percevoir affinent nos perceptions. Les exemples sont de M. Juffé. 110

Chaque voie est unique

Un petit dessin plutôt qu'un long discours ?

Décodage:

le bouton basculant ON/FF =

ON approches rationnelle & intuitive

OFF = approche de premier genre

Les trois curseurs représentent

l'acuité,
la véracité
& l'efficacité.

Ce bouton et ces curseurs peuvent expliquer par l'image pourquoi chaque voie est unique tant sont indéfinies les combinaisons d'allumage/extinction d'une part et les variations sur les trois échelles graduées d'autre part.


La nature

SIVE

Dans l'intense débat entre spinozistes sur la manière de traduire ce mot outil latin, sive, MJ se situe du côté des AUTREMENTISTES... Cela « signifie qu'il s'agit de deux manières de parler de la même chose & non de deux choses équivalentes dans l'esprit de celui qui parle. » Dès la page 32, il précise: « Puisque cette 'identité' est tenue pour bien fondée, je vis à partir de maintenant prler de 'Nature' là où Spinoza parle écrit encore 'Dieu'. » C'est notamment aussi dans ce livre que j'ai trouvé un soutien supplémentaire à mon remplacement systématique de dieu par la nature. Dans la note au bas de la page 146 ce qu'il avait déjà annoncé page 32: « J'écris Nature là où Spinoza a écrit Dieu ». Sur Nulle Part, l'usage se pousse même un cran plus loin en enlevant la majuscule, à l'instar de B. Pautrat.

Uexküll délivré par M. Juffé

M. Juffé traite en deux pages des apports principaux de l'ouvrage de J. von Uexküll sur l'unité du corps/esprit; les voici.

 

 

 La perfection consiste à être de sa propre nature. Ça a l'air tout bête dit comme ça, mais ça va très très loin.

Michel Juffé déploie dans cet ouvrage sa palette de compétences nées de son éclectisme professionnel (voir sa fiche sur wikipedia). Y lire des auteurs peu fréquentés qui se sont frottés à Spinoza tout en bénéficiant de son éclairage synthétique.


Une correspondance

[Une mise à jour du 14 8 23]

Un ouvrage antérieur (d'un an, 2016) de la main de Michel Juffé constitue une forme d'acte (manqué !) mais fondateur puisqu'il est consacré à une correspondance fictive échangée par Freud et Spinoza. Voici le lien vers la page de l'éditeur. L'introduction et les cinq premières lettres y ont lisibles en ligne.

L'épistolaire conversé par Michel Juffé est d'un style enlevé, aérien: il est porté par un souffle révélant la haute maitrise des sujets abordés par l'auteur de ces échanges qui n'ont évidemment pas eu lieu ! Michel Juffé fait notamment écrire à Spinoza (189-190): « J'aurais pu écrire partout "la Nature" sans parler une seule fois de Dieu, à condition de préciser que cette Nature est à la fois

  • connaissance de soi,
  • être en soi,
  • création de soi,
  • protection de soi,
  • etc.

(car [la Nature] a d'autres caractères - ce que j'appelle "attributs" - qui nous sont inaccessibles. [La Nature] est composée de corps dont les plus simples sont imperceptibles, ce que Démocrite et Épicure nomment "atomes" ou corpuscules élémentaires. » Spinoza/Juffé y précise encore que que certains corps dépassent nos capacités d'observation.

Ces 16 lettres établissent fermement des rapports à la fois transtemporels et fraternels  - ces adjectifs figurent dans la dernière lettre de Spinoza, à la page 278 - entre les deux plumes si bellement animées par M. Juffé; il fait ainsi montre d'un encyclopédisme assez universel qu'il appareille de nombreuses notes de bas de page et de deux appendices: le premier est consacré à la la mort de Spinoza; le second consiste en un index biographique composé de 39 notices, dont 10 concernent des personnes connues de Spinoza, le reste de Freud. Cette impossible correspondance est construite avec un aplomb et un brio remarquables.

Sur le site En attendant Nadeau, Michel Plon a consacré à l'ouvrage une recension qu'il a intitulée Poste restante.