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Mis en place  il y a trente ans, le style de l’auteur des Jardins statuaires y ose des paragraphes de plusieurs pages. Dans Les mers perdues, sa période reste aussi ample, encore mieux structurée, mais le paragraphage offre davantage de reposoirs à nos yeux fatigués d'urgence par les survols survoltés d'un siècle qui n'a le temps de rien. Il ne s’agit pas seulement d’appariements poétiques, voire inusités, de mots. Il s’agit avant tout d’une maîtrise absolue de la syntaxe. Les phrases font trace.

Un univers puissant

La ségrégation hommes-femmes est poussée jusqu’à l’absurde dans les domaines. Une sorte d'intégrisme de façade mais, à bien y regarder, nos mondes  M/F sont toujours fort différents.
Et puis ce couple hors normes se forme, comme une évidence toujours sue. Une nuite suffira à le sceller. Il finira par prendre l’égalité par complémentarités pour complice, quand le narrateur sera devenu forgeron, gardien du gouffre, après une belle initiation-hommage aux métiers techniques et à la forge.

Les univers clos maintiennent pourtant des voies de communication entre eux. Les statues de pierres se dérèglent. Ce monde imaginé par un homme, l’auteur, donne pleine mesure à son art dans la construction du cycle des contrées.
Quelle cosmogonie à la fois immobile et profonde habite cette plume-là. Elle est nettement moins portative que celle de Raymond Queneau, étant donné l'ampleur donnée aux mots. Jacques Abeille y déroule sous nos yeux les chemins empierrés de nos voies intérieures que relient entre eux les domaines  raffinés entièrement dévoués à leur jardin statuaire. Cette beauté formelle, classique, se transforme au fil du récit en un dédale presque terminal, autre forme du labyrinthe fort prisé dans l’univers des femmes, qui les ensevelira presque sous les dérèglements ultimes dans la dernière demeure de l’extrême nord, avant les steppes d’où viendront les ténèbres, cœur de tous les envahissements ultérieurs.
De longues descriptions, entre exaltation et intériorité, nous font pénétrer au plus profond des règles consenties, communes à tous ces cosmos refermés sur eux-mêmes, encourageant une même dévotion finalement destructrice aux statues. Un monde sans ville, « seulement des routes larges et austères bordées de hauts murs que surplombent encore des frondaisons noires. » Dépaysement garanti donc.

Classique
L'écriture, dense et magique, magnétisera par moments le moindre de vos pores. Les miens le furent. Jacques Abeille a la langue belle et appropriée. Chaque page, de la fin  notamment, fourbit ses pépites. Un détachement serein y trouve sa source. Vous irez d’émerveillement en abjuration, sans savoir pourquoi ce dernier mot s’est imposé à moi, si vous vous laissez convaincre de consacrer vos heures à cette écriture.
Cette œuvre se relit, comme se relisent sans outrage les monuments intemporels des textes fondateurs des littératures du monde. Elle agit comme ces murs de soutènement, élargissant subitement nos horizons propres dans la vie de tous les jours.
Le plaisir de la langue caresse l’oreille qui se laisse entrainer par le langoureux balancement de ces longues périodes à la structure subtile et inventive, menée aux confins des limites propres à notre langue. Jacques Abeille conveys the feeling, from the first words onwards,  that he will be good company for our peregrination on his characters’ traces.
Il sillonne les champs oniriques de communautés closes réduites aux acquêts. L’éternel voyageur, le chemineau se posera finalement au bord du gouffre avec femme, et cette enfant désormais protégée par la promesse du prince des steppes d’épargner les petites filles. Mais pas les livres…

L’infinie politesse de l’hospitalité rituelle offerte par chaque doyen de domaine au visiteur de passage évoque une bienveillance, un sens  de l’accueil sans équivalent dans notre petit monde planétaire: nous sommes à des années-lumière de Mr « Casse-toi, pauv’ con ! ».

Voir aussi : Les mers perdues.
Un site, animé par Gil Pressnitzer, Esprits nomades, consacre à l'oeuvre de Jacques Abeille un texte de fort belle facture. (lien mis à jour le 22 04 2020)

I. Rialland lui a également consacré une étude approfondie: Les jardins statuaires: le surréalisme mémoriel de Jacques Abeille.


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