Le hasard d'une errance sur les étagères (étonnamment) bien fournies en livres d'art et sur l'art d'une librairie par ailleurs fort dans la norme du marché..., m'a fait croiser du regard cette austère (et belle) couverture:
L'éditeur, qui est de qualité, a choisi d'en reproduire la première page. Il est des simplicités qu'il faut oser être devenus, parfois.
Oh ! cette plume toute au service de l'art d'un maître dont j'admire l'oeuvre peint depuis si longtemps. Au point d'avoir consenti, il y a quelque temps, à l'oeil que je promène, la joie d'un auto-cadeau d'anniversaire, le seul de cette qualité, édité par une firme d'édition allemande.
J. Bosch a désormais rencontré son servant majeur, au style flamboyant et précis, annoté (81 notes pour un texte court qui tient en 124p !). P. Sterckx l'a aussi été de son ami Hergé et de bien d'autres. Son nom évoquait en moi du positif, mais sans plus. J'y serai désormais attentif.
La table des matières de l'ouvrage: (Dommage, son absence dans le volume...)
Intertitres
5 Une dynamo appelée Bosch
8 Les apories1 des historiens, Jérome Bosch, qui êtes-vous ?
19 Où Dieu serait un escamoteur…
29 L'option schizo
36 La piste schizo, sa surabondance synchrone
47 Les prophéties au désert
50 La folie et la mort
52 Quel corps pour le chaos ?
56 L'oeuf, véhicule du « corps-sans-organes »
58 Cavernes
60 Sphères et œufs: variations sur la géométrie des réceptacles
71 De la subjectivation
82 Ce qui fait peur dans le « corps-sans-organes »
85 Panique dans la fourmilière: un peu d'histoire
89 Mort de Dieu ou la retraite du divin: Dieu est un lombric…
94 Le merveilleux des alchimistes et le fantastique boschien
95 Un pas vers le grouillement de la fourmilière
103 Miniatures et avalage
106 Une plongée au sein du chaos
111 Le fantastique et l'inquiétante étrangeté
116 Violence et animalité
121 En guise de conclusion: la chaosmose primitive des modernes
125 Bibliographie
Les mots de la table des matières ont été soumis à Wordle:
P. Sterckx adresse ce palimpseste2 par-dessus les siècles à l'oeuvre peint de Jérome Bosch. Cet ouvrage est publié à La lettre volée, un an avant le décès de son auteur le 2 mai 2015 à l'âge de 79 ans. Il est habité d'une prose ample, pointue, poétique, tour à tour savante et philosophique, informée puis esthète, dense, visionnaire et murmurante.
Ce texte ne ressemble à rien de ce que j'ai déjà lu sur Jérome Bosch. Jamais encore aucun propos au novateur n'avait été lu: la peau frémit d'indicibles ressentis personnels, intuitifs, entre-aperçus. Jamais ces intuitions n'avaient trouvé pareille porte plume. Des vérités aux atours philosophiques et artistiques sont attribuées à des toiles depuis si longtemps finalisées. L'oeuvre semble avoir été si commentée et si peu comprise; elle était restée largement mystérieuse. Il lui fallait probablement une plume nord-européenne, très avertie en histoire de l'art, y compris graphique, pour la dévoiler ainsi.
J. Bosch est un « état du monde ... un marécage d'aspérités. Le parfait paradoxe de l'apparaître-disparaître. » 19
Propos de l'auteur
« Connaître Bosch par une cartographie de son anachorèse3, et non au gré très improbable de sa biographie. » 17
« Bosch pose la question d'un devenir et non pas d'une probable identité. Il déjoue la représentation d'un sujet socialement et historiquement cadré. Il nous entraîne à penser d'autres modes d'individuation que celui du sujet, quelque chose comme des individuations impersonnelles composées de rapports de vitesse et de lenteur, de viscosité et de saillances. »
Bosch fait « trébucher la belle harmonie de la miniature flamande. Le style de Bosch est un forage insensé, une splendide trahison de la peinture au sein du microcosme gothique-renaissant (c'est un miracle qu'il ait été accepté de son temps). » 18
Jérome Bosch est « un état du monde… un marécage d'aspérités. » … « Et je me demande parfois si toute la peinture ne devrait pas d'abord être approchée (écoutée) comme une émission d'énergies. » 19
Une flambée de citations sur « le hibou, [qui] étant le rapace nocturne, ami des sorcières (et des philosophes) qui loge dans des arbres creux ou cavernes, est la parfaite transmutation de la nuit remuante qui fait le terreau de la peinture de Bosch. » 15
Le hibou « ... a des yeux pour voir dans l'obscurité du monde et au sein de la nuit de la matière… par les ténèbres présentes dans les pupilles circulaires de ce rapace nocturne, Bosch exhibe l'inéffable. Tout est là, évident et muet. » 32
Ce n'est là qu'un maigre échantillon de la rutilance Sterckxienne. Elle contraste en tous points avec ce que j'ai lu sur le peintre jusqu'à présent. Elle s'appuie sur des philosophes comme G. Deleuze et M. Foucault. Elle semble d'une insondable profondeur.
Points de vues
Parcourir à nouveau l'oeuvre équipé du trousseau de clés fourni par P. Sterckx est un délice. Il exauce un voeu exprimé par Erwin Panofsky en 1953 (citation extraite de Stefan Fischer, 188): « Je ne puis m'empêcher de penser que le secret véritable de ses cauchemars et visions manifiques reste à découvrir. Nous avons percé quelques ouvertures dans la porte condamnée, mais nous n'en avons pas encore découvert la clé. »
La métaphore est parfaite même s'il ne s'agit de nul secret, tout est donné au regard, mais d'un point de vue à lui donner pour se promener dans l'oeuvre avec une grille de décodages émis philosophiquement. C'est ce point de vue qui nous équipe enfin.
P. Sterckx écrit du haut d'une telle certitude convaincue, convaincante, methinks, son texte en est si dense qu'une seule lecture ne suffit pas à en percevoir les nombreuses implications. L'ampleur du point de vue exprimé ne se saisit pas d'un survol, ni même au premier vol en rase-mottes ! Il émerge de la lecture, de cet essai ravageur un tel degré d'évidences enfilées en un collier si solide qu'il paraît probable que les pistes qu'il trace composent pour la plupart une cartographie enfin documentée, si pas définitive en voie de le devenir, d'une oeuvre si tracassante... Un ovni pictural, vous en conviendrez.
J. Bosch énergise l'imaginaire construit céans. Ses oscillations (P. Sterckx, 40) s'harmonisent aux miennes vibrations. Leur harmonique est proche.
Un vocabulaire propre à chaque époque: Trois termes
Un des tableaux de J. Bosch a été baptisé par d'autres L'escamoteur. (Voir la très belle étude que Wikipedia lui consacre). P. Sterckx en offre une interprétation qui donne l'occasion à son regard acéré de donner sa pleine puissance. (20 etsv.)
Le mot employé au figuré, révèle Le Robert Historique, date de 1616. L'exemple donné est parlant: l'escamoteur des consciences. En 1690, première occurrence du terme dans le sens qu'il a encore: personne qui dérobe subtilement quelque chose. Le mot est donc apparu un siècle après le tableau et le dessin.
Page 92, P. Sterckx évoque les flux de Bosch qui « sont à ce point anarchiques que l'on pourrait presque parler à leur sujet de mouvemements "browniens" (soit de particules dont les trajectoires en tous sens échappent aux calculs de la physique). » 92 Ils ont été découverts en 1827.
Page suivante, il a cette exclamation: « Comment tracer la table de Mendeleïev des métamorphoses quand les poissons flambent et les oiseaux nagent ! ». 1869. Ailleurs, il mentionne aussi les fractales.
Les contemporains du peintre, au début du 16e siècle, n'étaient pas encore équipés de ces termes, et des concepts qui les accompagnent. Ils sont pourtant utiles sous la plume de P. Sterckx à qualifier de maîtresse façon l'une ou l'autre facette de l'art pictural boschien. Chaque époque réinterprète-t-elle l'oeuvre d'art, comme les traductions de grands textes littéraires sont refaites pour mieux coller à l'état de la langue contemporaine ?
P. Sterckx va bien plus loin que le vocabulaire; il met en place une grille d'analyse philosophico-scientifique globale. Scientifique car les références en ce sens sont nombreuses, diversifiées. La systémique, notamment (33). Le chaos, comme l'indique la table des matières.
L'histoire...
L'histoire est définitivement impuissante à offrir une interprétation convaincante de l'oeuvre. P. Sterckx le démontre de façon impitoyable, tant d'exemples documentés à l'appui. Ils sont confondants ! Il n'avait probablement pas que des amis chez les historiens de l'art, à force de faire apparaître leurs oeillères.
Parlerait-on de philosophie de l'art plutôt que d'histoire de l'art désormais ?
Bon, à cette question sans réponse, je vous laisse ! De toutes façons, n'hésitez pas si vous vous croisez, cette plume et vous ! À quelque page que vous l'ouvriez, cette plume vous sourit: ici des fragments épars, là un plateau deleuzien.
Notes
1 LOG. Contradiction insoluble dans un raisonnement (Trésor de la langue française)
2 Support sur lequel on écrit, susceptible d'être effacé après usage. (idem)
3 Vie d'anachorète, personne retirée dans une vie austère et vertueuse. (idem)