L’éducation offre une chance extraordinaire aux « personnes déplacées: celle de tirer profit de la distance qui s’instaure à l’intérieur d’eux-mêmes. » (49) Il ne s’agit plus d’un mode patrimonial, mais dynamique.

En éducation, H. Wismann oppose le mode patrimonial de l’unilingue au mode dynamique de celui qui « pense entre deux langues. » Maîtriser les codes comportementaux des philologues et ne pas les imiter, notamment en s’inscrivant en philosophie, telle fut la stratégie de Heinz Wismann.

Jeune universitaire en philologie, l'auteur cherchait le moyen de prendre de l’avance sur une science cache-poussières* en s’inscrivant aussi en philosophie. « Aucune des deux n’était un lieu où je pouvais être chez moi », dit-il p.52.

Que philo-*sophie et philo-*logie se marient si intimement ici, est une ouverture, une nouvelle porte d'entrée qui débouche sur un espace certes de moins grande ampleur que celle opérée par la mésologie, de moindre complexité aussi. Les deux s’intègrent sans liens entre elles, clarifient des strates différentes. Je découvre l'ouvrage trois ans après sa parution grâce à un entretien avec son auteur dans Philosophie Magazine (été 2015).

Ne plus s’identifier à la grammaire patrimoniale facilite l’attitude réflexive en établissant entre deux « identités » un va-et-vient productif de style.
« Créer du style, c’est [promouvoir] l’apparition de l’individu au sein d’une grammaire. » (48)
Cette individualité est spéciale: « Quand on est entièrement plongé dans une seule grammaire, il faut réaliser l’insurrection nécessaire pour accéder à l’individualisation par une transgression de type pubertaire ». (49)

Donc entre φlogie & φsophie,
Entre allemand et français,
Entre réforme et contre-réforme,
il est le penseur de l’entre-deux, comme le dit M. Tavoillot dans une recension de son ouvrage dans Philosophie Magazine n° 62, en 2012.

H. Wismann est chez lui dans l’entre-deux. Il perçoit « l’écart par rapport à l’ensemble de ce qui était établi dans le domaine scientifique qui était le nôtre (à Jean Bollack et lui). » Il évoque le concept d’être autochtone de sa profession, il évoque la légitimité qu’ils se donnaient spontanément.
Il est possible de lutter contre l’institutionnalisé avec les moyens de l’institution. « Il s’agit de retourner [la science] contre elle-même pour en attaquer les parties sclérosées… » 53
Il ne s’agit pas d’opposer à la science l’intuition, le geste esthétique, voire une coyance. Cette autochtonité est féconde, y compris comme grille de décodage du réel proche de soi.

Évidemment, ils « se sont heurtés tant aux partisans de la science institutionnalisée, jaloux de ce qu’ils considéraient comme des acquis définitifs, qu’aux adversaires de cette science, ceux qui faisaient valoir l’inspiration, la désinvolture douée, ceux qui dénonçaient du dehors la discipline scientifique. » 54
Il s’agit de convaincre la science qu’elle a « abandonné les outils de sa promesse. » et c’est ainsi qu’ils ont fondé le centre de recherche φlogique de Lille.
Donc, ils ont doublement refusé de devenir sédentaires ou mobiles, car il ne s'agissait là « que les faces opposées d’une même aspiration à une position de pouvoir. » 54
NIETZSCHE était aussi en φlogie et en φsophie. Il se décale constamment par rapport à sa propre pensée. Le φlogue décentre le φsophe. Il se déchire dans une répétition en spirale. Il engendre un type d’écart proche de l’écartèlement. C’est souffler le chaud φsophique et le froid φlogique.
Le vent frais introduit le décalage en multipliant les passages à vide. Il exaspère ses forces vitales. Il précipite la dispersion de l’identité.
Ce philosophe parle comme un tableau à deux colonnes ! voire 3, vu l’entre-deux.

H. Wismann, un discursif conversationnel (107). KANT se pose le problème suivant: « À quelles conditions est-il possible de se considérer comme l'auteur de ses propres décisions, de ses propres volontés ? ... Le mal, pour lui, c'était de se laisser traverser par des forces n'émanant pas de soi. » (107) Ah, ce Kant ! Il a aussi écrit « Vers la paix perpétuelle » en 1795, découvré-je, en feuilletant l'ouvrage que j'ai de lui.

Mai 1968 pour H. Wismann et Jean Bollack, sera l'occasion de mettre au point un slogan très conceptuel: « Libérez les variantes !», pendant que D. Cohn Bendit voulait libérer l'accès aux dortoirs des filles... C'est pour le Centre philologique de Lille qu'ils fondent ensemble l'occasion de revisiter de grands auteurs grecs, notamment Héraclite. Ce retour aux variantes, très protestant finalement (les deux savants sont d'origine allemande) comme démarche. Penser entre les langues décrit le travail admirable entrepris sur la syntaxe des variantes que cette équipe de chercheurs a entreprise. Elle est évidemment essentielle comme relecture éclairée au plus près des textes.
Cette libération des variantes devient moins évidente à l'ère numérique puisque chaque nouvelle variante efface la précédente, comme ici même (qui est pourtant nulle part, ce qu'est probablement aussi la toile!). La seule version définitivement provisoire, toujours susceptible de relectures postérieures et de remises à jour, est celle qui s'affiche à l'écran. La manière dont tout auteur peut désormais d'un clic faire évoluer sans traces apparentes (sauf utilisation du deep web probablement) rend-elle la libération des variantes plus lointaine encore qu'elle ne l'était avant la création de l'École de Lille ?

LA RÉFORME LA CONTRE-RÉFORME
L'émancipation individuelle Soumission à l'autorité collective
Passion pour la pensée universelle Respect des traditions nationales
Dans les concours,
il s'agirait d'inventer, de découvrir
Dans les concours, il s'agit d'exceller.
L'excellence est un critère immanent
qui règle le processus de la
promotion scolaire.
Miser sur la capacité de renouvellement. Miser sur les talents d'adaptation.
Il faut être en adéquation
  Résultat = uniformisation
de la production, voire une  standardisation
Humboldt Victor Cousin
Perplexité légitime, d'où la pratique
du séminaire au cours duquel
le prof associe les étudiants
à sa propre perplexité.
Le prof doit tout savoir.
Coopération continue Contrôle continu des connaissances.

L'intérêt que suscite ce livre en soi nécessite un brin d'autobiographie: je baigne aussi dans deux langues familières, l’une maternelle, originaire (100) - le français -, l’autre intériorisée - l'anglais - , comme native alors qu’elle ne l’est pas. Si finement innervée au coeur de la matrice pourtant.
Les bilingues (il n’emploie pas le mot) « tirent profit de la distance qui s’instaure à l’intérieur d’eux-mêmes. »

Le va-&-vient est productif
et constitue très tôt la conscience d'être
deux empreintes vocales, par exemple.
Les cordes vocales se posent différemment dans le courant de l'air. La voix porte les sons différemment en anglais et en français et se tessiture dans cette promiscuité. Est-ce une forme d'entre-deux ?

L'expression nuancée de soi
a longtemps été l'apanage
de la langue anglaise,
qui s'y prête infiniment mieux.

Je suis sensible
à cet espace de l’entre-deux
à titre personnel.
Il m’évoque.
Il me parle.

et, hypothèse mésologique, l'entre-deux serait-il un double syllemme (à la fois A et non-A) ? À la fois, dans le cas de H. Wismann, locuteur en allemand et pas que, locuteur francophone et pas que. Le pas-que tend à rendre compte, maladroitement, de la portée féconde de cet entre-deux.


 

* L'expression cache-poussières a été utilisée par un intervenant lors du Colloque Romanistes & Romanciers, dont les Actes sont rassemblés aux Éditions de la Province de Liège. J'y ai reconnu l'un ou l'autre de ces détenteurs de savoirs croisés lors de ma propre formation universitaire... Après avoir reparcouru l'ouvrage, je ne retrouve évidemment pas la citation exacte... Quand ..., je ...


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