L'acquisition récente des Propos intempestifs sur Tchouang-tseu par Jean Lévi me fait ressortir à la fois sa traduction de l'oeuvre-maitresse qu'est le Tchouang-tseu mais aussi les Études, les Notes et les Leçons que Jean François Billeter. a consacrées à un des textes fondateurs de la philosophie chinoise.
Les deux sinologues se connaissent et s'apprécient dans leurs divergences. J'y rencontre une nouvelle fois une proximité spirituelle avec la philosophie chinoise; ceci par exemple: (J F Billeter, Notes, chapitre 4 Tchouang-tseu, 80-82)
Le jeûne de l'esprit n'est ni le jeûne (rituel) du corps (ni vin ni viande), mais consiste plutôt à unifier notre intention.
« N'écoute pas
- avec ton oreille mais avec ton esprit,
- avec ton esprit mais avec ton énergie
car
- l'oreille ne peut faire plus qu'écouter
- l'esprit ne peut faire plus que reconnaître
tandis que l'énergie est un vide entièrement disponible. L'acte s'assemble seulement dans ce vide. & ce vide, c'est le jeûne de l'esprit. »
Le même passage traduit par Jean Lévi (Propos intempestifs, 37) amène ces différences:
J F Billeter | Jean Lévi |
jeûne de l'esprit | jeûne du coeur |
jeûne rituel | jeûne sacrificiel |
unifie ton intention | concentre ta volonté |
énergie | souffle |
l'esprit ne peut faire plus que reconnaître | l'esprit [se limite aux représentations |
vide | creux |
l'énergie est un vide entièrement disponible | le souffle forme un creux apte à accueillir le monde extérieur |
L'acte (Tao) s'assemble seulement dans ce vide | La maxime de l'action ne se pose que sur ce vide |
& ce vide, c'est le jeûne de l'esprit | Tel est le jeûne du coeur: |
- | le vide sur lequel se fixe la maxime de l'action. |
Cette comparaison confirme que la traduction relève d'un art abouti du langage, art qui se rend intercesseur entre deux langues on ne peut plus dissemblables que le chinois & le français. L'intérêt de la mise en parallèle de ces deux traductions fait toucher du doigt les bénéfices de l'une & de l'autre. Par exemple, le creux qui sert d'image pour rendre le vide sous la plume de Jean Lévi est évocateur: le creusement ventral à l'expir lorsque le corps est allongé sur le dos permet d'associer un vécu personnel reproductible & ce passage.
Les divergences de traduction signent la façon dont les deux traductions s'éclairent l'une l'autre. Par exemple, en lisant la traduction de Jean Lévi, j'y perçois comme une moindre présence faite à l'accueil au monde intérieur par le creux né du souffle, tandis que l'entièrement disponible de Jean François Billeter laisse dans l'ombre une clarification qui ne surgit qu'une fois la comparaison appuyée effectuée !
Ce sont des instants lumineux où l'apprentissage même contribue à peaufiner, à préciser sa propre compréhension adossée désormais à un vécu décennal+ enfoui dans une approche du tantrisme shivaïte du Cachemire, au départ théorique & qui s'est progressivement incorporée. Ce vécu-là s'illustre longuement dans le recueil Un écartement convenable.