Un Øbjet £ittéraire Novateur & Intriguant, ce texte. Précis. Pointu. Tendu. Inclassable. Il requiert de notre lecture une forme inédite d'écoute au phrasé de cette langue d'un/une JE qui observe, note, annote. Elle est assurément dérangeante cette description d'un monde étrangement parfait très souvent décrit au temps grammatical de l'imparfait. Ce temps de l'indicatif installe un cadençage de la lecture assez inédit. L'Objet est Volontiers Mouvant & Instable. Aucune trame narrative n'y affleure, tout au plus un collier d'observations faites de descriptions s'appuyant sur un vocabulaire adéquat.

Parfois, quelques noms de personnes éclosent: aucun portrait, aucune densité tridimensionnelle. Aucune "histoire", même à dormir debout, ne s'y construit. L'étonnement persiste. Un charme un peu vénéneux se dégage de cette écriture magnétique, ambitieuse.


Quelques citations:

  • La forme qu'avait là-bas le temps était dans une large mesure déterminée par la hiérarchie des évènements. 23
  • Personne n'avait réellement la volonté de se rendre quelque part. ... J'ai dit "volonté" mais c'est idiot. Parler de volonté ne sert à rien si on veut comprendre le rapport qui existe chez eux entre ce qu'ils pensent et ce qu'ils font. Cette histoire de volonté, qu'on le veuille ou non, ça suppose certains actes définis en amont de leur réalisation. C'est la force de rendre réelle une idée qui préexiste. Or ce n'est pas ce qui se produit. ... une idée qui peut paraître impossible, et qui n'est donc même pas pensable, le devient par l'expérimentation. Ce qui, on s'en doute, porte un coup à l'idée d'idée. 27
  • Ils n'éprouvent  pas le besoin de voir parfaitement. D'ailleurs, il faisait noir presque la moitié du temps. 37
  • Hors du temps des mues, ... ils tenaient leur individualité pour ferme & définitive. Le passé reculé s'en trouvait abstrait et le futur lointain occulté. Ils ne percevaient que l'instant d'avant et l'instant d'après. Jamais le présent rétracté entre les deux. Mais pendant le temps de mue, tout était inversé. Ils perdaient l'usage des verbes calculer, préméditer, projeter, pour ne plus pouvoir dire qu'accomplir, effectuer, exécuter, imaginer, envisager, concevoir. 63
  • Tout est en ruine & tout est désert. Nulle part leurs corps ne se meuvent. Jamais leurs chants ne résonnent. 113

La mise en place par petites touches, sans avoir l'air d'y toucher, se déploie à mesure que la lecture progresse pourtant. Vous ne coureriez pas grande dèche financière si vous vouliez vous rendre compte par vous-même de ce que cet Objet à Lire pourrait avoir comme effet sur vous: 12€ pour un nombre de pages équivalent à celui d'un Que Sais-Je ?

La "bio" qui figure sur le site des éditions Allia:

« Debora Levyh est née en 1988. Bien plus tard, elle a construit et enseigné l’architecture sous différentes formes. Maintenant, elle met au point des installations documentales et fabrique des fictions non-narratives. Elle s’intéresse à des pratiques qui font communauté, aux formes possibles du vivant, aux sensorialités non-normatives, aux indicibles et aux non-dits, aux effets psychotropes de la parole, à la matérialité concrète du langage. Elle travaille seule chez elle, en duo avec Les Aethers et en collectif dans Prairie permanente. Elle vit à Bruxelles, et voyage le plus souvent sans se déplacer. »,

je ne suis pas certain qu'elle informe bien davantage que l'ouvrage sur la nature de l'Objet. L'impression qui se dégage ? Une prose descriptive à l'imparfait demeure au fondement même de l'indéfinissable, comme un je-ne-sais-quoi de surréel. Un JE intervient ça & là sans jamais s'interposer pour s'assurer que nous comprenons bien, bien conscient qu'il est, ce JE, de la difficulté de concevoir quelque caractère définitoire pour ce monde-là en lisant l'Objet depuis le nôtre, de monde.

La fin de cet OLNI comporte un faible soubresaut d'intrigue sans que rien n'en ait textuellement filtré avant que l'inévitable soit rendu contingent par omniscience autorale. C'est la seule concession narrative que La version consent à cette trame jusque là non-narrative du récit, au coeur de ce rebond tardif, une forme de contrainte concessive à la convention tacite, disons.

La substance, les deux attributs que sont le temps & l'étendu: un ancrage quasi-spinozien même si « Leur substance est à l'extérieur de leur corps. » 123

La force magnétique de La version tient aussi à sa grande capacité à formuler adéquatement des faits, à en constater la pertinence, avec une économie de moyens linguistiques qui m'apparait comme assez inédite dans mes lectures. Pour autant que je sache, j'y décèlerais peut-être même bien les prémisses d'une plume amenée à devenir majeure sur la scène romanesque contemporaine. Ou, à tout le moins – & c'est une formulation plus correcte – je décèle chez moi pour cette plume un intérêt majeur qui pourrait même bien faire qu'elle devienne une de ces plumes suivies avec assiduité.

Je suis à la limite ému d'avoir, par une veille vigilante, été mis au contact avec cette plume.

En persistant sur le ouaibe, ceci encore: la revue Sabir n°4 a publié sous le nom de Dvora Levy un texte intitulé — Distillat n°2. L'Odeur bonne d'une aimée 460

Une page présente sur la toile quelques renvois supplémentaires en suivant ce lien: http://deboralevyh.com/ Une artiste assurément ! Le Carnet & les Instants offre un point de vue sous la plume de Samia Hammami. Eddy Caekelberghs a finement dialogué avec l'autrice dans son émission Majuscules du 14 01 2024 (RTBf La Première, le dimanche de 15h à 16h;  réécouter sur Auvio entre la 42' et la 55e') tandis que  Marie Viguier lui a consacré une chronique le 15 septembre 2023 sur En attendant Nadeau.


Chloé Brendlé rend efficacement compte, en peu de mots veux-je écrire, de cet opus qu'elle a également repéré dans le numéro d'octobre 2023 du Matricules des anges:

« Curieux texte que ce premier roman, qui se refuse aux « petites histoires personnelles » et aux « événements » – en bref, à l’air du temps. Il y est question d’un monde inconnu dont  revient le narrateur – ou la narratrice – et dont il tente de rendre compte avec précision. Or comment être précis à propos d’inconnu ? Comment dans le même geste, traduire au lecteur une vision (en donner une version partageable) et être fidèle à la vision (inouïe, en deçà des mots) ? C’est dans cette aporie que se tient La Version. Architecte de formation, Debora Levyh ne bâtit pas un monde, elle en décrit les formes, l’espace – mouvant, plastique, contradictoire, où flottent quelques noms de personnages et des actions, des objets et des matières (mousses, liquides, petrichor, sables…). Elle emprunte au genre ethnographique et à son éthique pour produire une sorte de récit par la négative. Quelque chose d’une utopie affleure dans l’évocation d’une assemblée à la fois soudée et hétérogène, mue par le désir, mais les mots achoppent contre la méfiance de ce collectif envers les identités (« Il y a bien “communauté” qui m’est passé par la tête mais on risquerait d’en perdre certains. »). Si certains passages font image, il n’est pas toujours facile d’appréhender voire d’apprécier un roman qui se dérobe, décrit des possibles plus que des faits, et reste parfois, quoi qu’il en dise, plus cérébral qu’incarné. Demeurent un ton, et une dernière partie à l’atmosphère très Volodine, qui relance La Version. » Chloé Brendlé [Mise en gras personnelle]

Ce premier roman s'est aussi vu remettre le Prix Verdickt-Rijdams 2023. « Ce prix biennal récompense un ouvrage portant sur le dialogue entre les arts et les sciences. On va à la rencontre d’un peuple imaginaire et insaisissable. Yves Namur : "On le devine, rien, dans ce livre, ne fait référence à notre réalité. Il s’agit en l’occurrence d’une nouvelle dimension, un espace que nous ne connaissons pas, que nous sommes loin de soupçonner. Ce que Debora Levyh nous donne à voir, nous ouvre probablement une porte sur le vaste inconnu." » (Le Soir, 11 3 24, p. 26)

Enfin, j'ai saisi l'occasion d'entendre l'autrice dialoguer avec une journaliste lors d'une rencontre organisée par la maison CFC, place des Martyrs à Bruxelles, ce samedi 15 juin 2024. Le 16, j'ai réécouté l'entrevue entre Eddy Caekelberghs et l'autrice. Un must, vraiment. Il a compris la démarche de l'intérieur au vu de la complicité qui existait le jour de l'enregistrement entre les deux personnes.

Lors de cet entretien à Bruxelles, j'ai cependant mieux appris encore à ressentir dans les pulsations de l'air ce qui différencie chaque prise en compte de ce texte. J'y ai aussi factuellement appris comment l'éditeur Gérard Berréby et l'autrice se sont rencontrés: lors d'un atelier d'écriture. Sans autre précision. Peut-être ici.

Rendre compte de la rencontre devant une salle clairsemée (par le midi d'un samedi ?) ne tient pas non plus de l'évènement. Je suis cependant enchanté des silences habillés de retenues diverses qui s'entendent au silence qui les accueille, face aux fossés probables qu'il aurait fallu combler pour mettre en communication réelle l'autrice et son interlocutrice. La peur de "déflorer" en sus.

 

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