Le monde des Nuits jacqminiennes :
De la syllabe manquante aux voyelles exténuées
Il y naît
« un art de se taire, ou de parler
sans suite, qui établit
le vide comme fondement moral... » (2)
Car
« c'est dans de telles ténèbres
que nous naissons comme des guerriers désarmés sans
discipline ni patrie. » (18)
L'image est forte pour caractériser la solitude abyssale du nouveau-né face à l'air, à la lumière, aux sons, au toucher, aux parfums de la mère.
L'obscur y est
« … cette
grâce
qui rend son abîme à l'âme. » (19)
Il y est très tôt question de naître, donc, dans les Nuits.
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Le monde nocturne de François Jacqmin (Nuits, 1990, in L’œuvre du regard) est aussi
l'oiseau qui
« ...s'enfuit
à la première remarque du froid. Afin que
rien ne nous atteigne, nous cheminons enfermés
dans l'ouvert. » (3)
Enfermés dans l'ouvert. Cette dualité entre nous et l'ouvert, cependant perçu comme tel,
nous appauvrit. Il s'agit de s'ouvrir à plus ouvert que soi, l'univers dont nous sommes.
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Ce monde, on y meurt aussi : on y sait
« gré à l'air qui nous étouffe au
moment de l'indicible » (4)
car il ne semble en rien croire cet auteur qui dit « Je me meurs » en se mourant...
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Il pense même que
« le moment est venu d'abandonner le poème » (5),
ce qu'il fera métaphoriquement dans Le poème exacerbé, il me semble. Nuits en forment un prélude.
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Il voyage en restant là, en homme avisé qui
« invite le monde à se reposer en lui. Puis
il le laisse repartir dans l'étroitesse naturelle
de l'illimité. » (6)
Le projet, avant la naissance du désespoir comme bonté faite à soi, est encore de
« s'appliquer à rendre la perfection
aussi simple
que l'inexistant. » (7)
Pourtant,
« La nuit advint lorsque nous fîmes allusion
au temps. » (8)
Elle est « épanchement de suie. » (8) Évocation probablement parlante pour le poète qui fréquenta assidûment les terres ressuyées des feux de Seraing-la-Rouge.
La non-dualité s'installe
« Lorsque la pensée ne menace plus, le monde
s'apaise
et réintègre l'impossible. »
Voire « l'informulable ». (9)
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Soudain, le poète souffre de ce qu'
« On se réveille au milieu de la nuit
pour s'entendre dire
que l'être... et la phrase se brise là. » (11)
Nulle autre syllabe ne traversera l'ombre.
Et c'est le tournant de cette série de 30 poèmes de huit vers, leur point Oméga.
Cette frustration face à la réponse informulée/informulable
« attend qu'une astuce plus floue
que l'absolu nous rende le sommeil. » (11)
L'humour de soi s'immisce au cœur de la nuit.
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Nul apaisement, pire même :
« Il faut avoir le cœur bien endurci
pour infliger aux choses
le châtiment de notre verbe.
Même notre silence
s'exerce sous la forme d'une vengeance. » (13)
Le poids du châtiment de naître, de l'informulable culpabilité, est lourd à porter à l'inapaisé :
« Quelquefois il nous paraît
que l'être meurt du zèle de notre discours. » (13)
Allons, bon : le voici au bord du silence surarmé de l'incompris puisque l'infini est perçu comme lisse et brutal. (17)
Faire tout ce chemin et n'avoir fait que naître comme des guerriers désarmés... (18)
Certes.
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La plaie laissée par cette syllabe qui n'a pas traversé l'ombre va se refermer :
« Ainsi, nous allons abandonner la mélancolie. » (20)
Car il suffit de le décider. Ouf !
« Nous voilà enfin dans une disposition
désespérée » (21)
ce qui est une bonne nouvelle car
« il n'est pas nécessaire d'espérer: le monde
n'existe pas. » (30)
Une ultime rancœur infinie à l'encontre de l'incompréhensible ?
Il évitera tout de même de
« labourer
en pleine nuit, le sillon se refermerait sur nous. » (23)
La vie est ce sillon. La nuit est le laboureur de la mort car
« tôt ou tard, notre corps s'aperçoit de son
hérésie.
Son existence
lui apparaît comme une pratique douteuse,
un vertige suspect. » (25)
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« L'inexorable est sans mémoire. Même le
silence
efface les traces qu'il laisse de son
œuvre.
La forêt qui excelle à dicter une tranquillité
perfide
est promptement sur les genoux. Ses feuilles
sont un lacis de voyelles exténuées. » (28)
Après la syllabe manquante, les voyelles exténuées. Il n'y manque que quelques consonnes sur le chemin pour y faire cohérence ou trame langagière....
L'apaisement vient au poète avec le désespoir comme solution sereine:
« Désormais,
à toute énigme qui me déchire, j'ai
convenu de répondre : « Je suis l'heure qu'il est. » (29)
Sagesse humble, s'il en est, puisque
« Le temps
rend l'histoire douceâtre et récente, propre
à être racontée
par des esprits peu formés. » (14)
Le poète n'en est pas, de ces esprits peu formés, nous l'avons vu s'efforcer de rendre
« ce début
d'absence
qui enflamma le chaos et entraîna l'indignité du récit. » (14)
Son silence ne sera pas (encore) absolu.
Il faut bien vivre. Jusqu'à ce que mort s'ensuive.
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Ce texte est avant tout une invitation à (re)lire les Nuits Jacqminiennes. La perspective philosophique qui est mienne pour l'instant (dans les eaux du tantrisme-hindouisme-bouddhisme, de Spinoza à Prajnanpad en passant par Comte-Sponville) m'a tramé ces trente huitains splendides, mais sombres, d'allusions parsemées d'éclairs. Sans autre prétention. Il n'est pas impensable que j'aie (presque!) tout faux, bien sûr... Nulle glose littéraire n'est de science exacte.
Jean Mertens, Mai 2013.