« À Prague, j’eus la certitude que venait à moi l’inattendu. » (23) Prague est une ville fort mystérieuse que j'ai visitée une seule fois en novembre. Avec la certitude d'avoir commis une erreur monumentale, fait une énorme boulette même: plusieurs années seront nécessaires pour en effacer les stigmates (chuuut). D'où, peut-être, cette fascination pour la vision qu'en donne ce roman.
Un étrange foisonnement créatif et vital parcourt les pages de Personne. Ça tire dans tous les sens; trois narrations se relaient. Personne, Tima, l’autrice, peut-être, ou sinon la narratrice.
Linda Lê (1963-2022) aimait les mots qu'elle définissait dans ce livre datant de 2003 comme « de fragiles danseuses qui dansent jusqu’à ce qu’elles s’écroulent de fatigue; une épée en forme de croix qu’on découvre un matin derrière sa tête, fichée en cuir et chair; des tortues des îles enchantées, qui rampent vers la mer sous la menace de sombres rapaces. » (42-43)
... Revenu d’une longue nuit avec le sentiment, non d’être vivant, mais jamais né. Là, le lecteur se surprend à le prendre très personnellement...
Une langue sculptée en épargne. Au couteau. À vif. Pointue. Aucune graisse. Monique Tomson a eu raison de m'en recommander la lecture: un grand livre.
« Nous étions venus là comme on visite un pays hanté par des nostalgies. »
Une densité imparable née d’une vision claire, issue de l’âme divisée. Les deux réalités (Personne et Tima) croisent l’autrice/narratrice. Tous trois ont voix au chapitre, sont des voix chapitrées, alternées. Leurs vécus se répondent, se répandent, laissent échapper des traînées, des coulures. Vous ne pourrez y échapper, en tant que lecteur/lectrice. Sans compter cette tête sectionnée ayant appartenu à Holopherne, qui cause et cause...
« Prague est la ville où l’on donne rendez-vous à l’illogique. Deux êtres se retrouvent sur le pont Charles. Ils ne se cherchent pas, sont tous deux en train de chercher quelque chose qu’ils ont perdu. Ils ne trouvent pas ce dont ils portent le deuil, mais ils se retrouvent face à face. » 80
L’arborescence inventive de ce roman fait de récits croisés tient toute entière dans cette imagination au scalpel.
Un roman de points de vue qui ouvre des perspectives tour à tour inquiétantes et novatrices sur les replis des âmes que rien ni Personne n’épargne ni n’égare. Le roman tire juste.
Il tressaille d’un aparté à l’autre, en suivant Personne – un comble ! – et en déchiffrant avec l’autrice la prose assujettie de Tima, sauvée du tréfonds d’un ordinateur en mésusage. Les trois narrateurs tiennent chacun un fil dont l’entrecroisement avec les deux formes fait trame romanesque qui se resserre à mesure de son déroulement dans cette atmosphère hypnotique qui est la marque définitive des trames narratives de Linda Lê.
Vers la fin, un sentiment s’installe: la tresseuse est une maîtrise.
Au final, la certitude d’avoir attendu 11 ans après sa sortie pour lire le meilleur roman lu de Linda Lê.
Puis-je vous inviter à ne pas (trop) attendre plus avant de sortir cette autrice des limbes dans lesquelles elle semble tombée depuis sa mort récente à l'âge de 59 ans ? Ce style d'écriture mérite de rejoindre l'universel, l'intemporel. Ni plus ni moins.