Sa langue a du chien. Elle se confond avec l'inné de chaque humain sorti de l'imagination de l'auteur.
Syntaxe transgressive quand elle se répand sur le registre oral, elle peut s'envoler sur des paragraphes entiers hors sentiers balisés lorsqu'elle s'attarde à nous immiscer dans l'action en cours.
Approché par plusieurs entretiens de l'auteur, notamment sur France Culture (La méthode scientifique & Mauvais genres...), mais aussi Imagine, l'objet-livre se croise bien en vue parmi d'autres trésors enlivrés... Il a belle allure... & fait son poids d'univers kinesthésiques, visuels & sonores ! Avec une nette préférence pour les sons... En attendant Nadeau aussi...
Alain Damasio, une plume majeure dans les ruines réelles, celles qui nous déconstruisent à force de négligences humaines, trop humaines.
Gilles Deleuze peuple l'univers adossé de l'auteur. Dans un texte de 1990, intitulé Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, le philosophe ramassait en quelques pages les trois stades successifs que nos sociétés ont endossés:
- jusqu'au XVIIe, les sociétés de souveraineté dont le but & les fonctions étaient de
▪ prélever plutôt qu'organiser la production,
▪ décider de la mort plutôt que de gérer la vie;
- aux XVIIIe & XIXe, les sociétés disciplinaires enfermant les individus à tous les stades de la vie:
- famille,
- école,
- usine,
- hôpital,
- prison;
- & nos sociétés de contrôle
- qui gèrent l'agonie
- et occupent les gens.
Les dissociétés de contrôle que sont devenues les nôtres tracent dans Les furtifs les contours de fenêtres explorant avec nous des solutions qui nous permettraient (peut-être) de desserrer l'étreinte numérique qui nous assaille tant, nous circonvient sans notre consentement explicite. C'est en cela aussi que la lecture est jouissive. Cette Flic-sion française nous montre comment les marges du non-droit se franchissent au mépris de l'humain.
Car évidemment, nos gsm pisteurs avec caméra embarquée si selfique, nos gps traceurs, ces domotiques folles, leurs cartes fidèles, si fidèles, les caméras suiveuses dans l'espace public, nos cartes bancaires sans contacts ni mots de passe, tout nous prépare au devenir que ce roman de science-fiction trace sous nos yeux.
C'est d'la science-fiction, sauf que ça n'est presque déjà plus d'la fiction !
Les univers invoqués sont subtils, l'écriture précise, ciselée par les référents typographiques des personnages principaux, la trame narrative convaincante, l'étoffe dont chaque personnage est tramé subtile. L'oeuvre est perclue d'évocations abyssales sur les audaces des puissants; elle convoque les mystères des interstices, d'anfractuosités hors lidars, drones, etc.. Cette prose d'envol provoque nos limites implicitement consenties, celles qui étriquent nos univers, y compris mental.
D'une phrase, A. Damasio nous explose en autant d'éclats nos gangues invisibles, il nous ouvre des chemins hors cartes/hors pistes balisées en approchant des temps pluriels & si doux dans leur rigueur construite à travers nos sonorités sans fond.
Ces langues multiples, pratiquement une par personnage, aux pénétrations immersives empathiques élisent nos ouvertures poreuses sur des lieux mieux ventilés.
Ni ruines (I Stengers dans Civiliser la modernité), ni effondrements à l'intime de chaque soi, ni anthropocène, ce serait trop facile..., le capitalocène à la rigueur dont il s'agit alors de dissoudre les scléroses ankylosantes, les blocages projectifs, nos raideurs addictives, à force d'y surdimensionner l'égo sans émois intérieurs en un individualisme pluriel, outrancier & négateur.
Ces environnements génèrent nos acouphènes directifs, brouillent les portées de nos conques, gromèlent des sons surbruités dans nos casques virtuels.
Jusqu'à ce que se mesure le frisson sur lequel, à bas bruit, chacun·e vibre, en deçà des capacités de leurs instruments...
A. Damasio parvient à textualiser les univers précurseurs esquissés dans les Cités obscures (Schuiten-Peeters). Il pousse l'avantage d'une lucidité extrême.
Il convient de se laisser traverser par cette lectojouissance; s'en dégagent petit à petit les strates invisibilisées de dominations accumulées autour de chacun·e d'entre nous; elle met sous lumière crue ce qui n'a nul lieu d'être. Qu'après tout, le libre arbitre...
C'est un manuel de furtivité améliorée, cette brique qui se dévore goulûment ! Il s'agit de ne pas laisser de traces, ou le moins possible, plutôt que de les effacer. C'est comme si cette lecture augmentait le degré de résistance au contrôle prenait plusieurs tours de vis, côté serrage...
Nos États policés/policiers virent sans le dire de la surveillance d'une délinquance potentielle au contrôle généralisé de tou·te·s les citoyen·ne·s: c'est ainsi que se prépare le terrain, notamment en autorisant GAFAM, grands groupes pétroliers, pharmaceutiques, de distribution alimentaire à nous surveiller de manière continue. Oh, ce n'est pas encore la "bague" omnisciente D'A. Damasio, mais gps, gsm 4G - bientôt 5, meilleure "couverture" pour les contrôleurs - & leur micromouchards, leurs caméras visionneuses publiques ET privées reliées aux QG policiers, mais aussi les nôtres, embarquées dans nos gsm, Wifi, Bluetooth, modems ouverts en permanence, cartes bancaires sans code, applications mobiles purulantes, cartes de fidélité attestant de nos passages en caisse, nos villes aux murs vendus, aux abribus défilants, aux écrans LCD déroulant leurs matraquages bruyants - voisins à plaindre -, antennes relais partout, etc. Je continue ou vous vous précipitez chez votre libraire ?
À nous de conserver autant d'angles morts que possible, dans lesquels ne pas se protéger... serait criminel... Si ce roman de science-fiction hyperréaliste pouvait nous ouvrir les yeux jusqu'à l'écarquillement des impossibles, il aurait atteint un de ses objectifs. À se désaffilier de tas de trucs inutiles & nuisibles. À force d'être bafoués, nos droits humains sont fétus de paille. Raison de plus pour
C'est aux indicateurs poussés au-delà de leurs paroxysmes que cette fiction scientifique fort imaginative consacre son récit truffé de connaissances scientifiques pointues, très informées. Nul n'en réchappe... aussi innocent qu'il y est entré.
Cette chronique réflexive figure également dans la rubrique Big Brother.
Mise à jour mars 2021: Alain Damasio interrogé par France Culture à l'occasion de la sortie de son nouvel opus Scarlet & Novak. Son entretien s'écoute ici.