Il était une feuille qui rêvait d’être page, 
De vivre dans un recueil qui traverserait les âges,
Abritant une famille de mots, de points, d’images,
Elle serait l’objet de tous les regards.

Il était une feuille qui, lasse d’être encore vierge,
S’est jetée dans les mains du premier inconnu.
La plume vagabonde l’a caressée sans honte.
La feuille s’est laissé prendre, vibrante, offerte et nue,
Absorbant goutte à goutte chaque millilitre d’encre.
Elle s’est parée d’atours, gommant chaque rature
Elle se sentait si belle, si forte, si pure !

Elle s’était mise en quatre pour être à la hauteur
Des manières convenues qu’elle connaissait par cœur.
Il lui faudrait escorte pour l’amener à bon port :
Une belle américaine, blanche et normalisée,
Flanquée de sa vignette affranchie et collée.
La feuille, ainsi bardée, serait en sécurité.
En glissant dans l’enveloppe, elle formulait ce vœu :
Etre porteuse d’un message glorieux !

Quand après de longs jours et un si long chemin,
Elle fut arrachée à son ange gardien,
Elle sentit tout son corps s’étirer et trembler :
Le moment était venu d’accoucher.
Dans un ultime effort elle allait délivrer
Au monde le secret jalousement gardé.
Mise à nu sous les yeux qui la dévisageaient
Oppressée dans les mains qui, tremblantes, la serraient
La feuille livrait par bribes chacune de ses lignes

Mais un bombardement de larmes
Soudain sur elle déferla
La feuille fut sans égard,
Broyée, chiffonnée, écartelée 
Par ces mains devenues griffes
Qui déversaient sur elle leur haine
Elle fut déchirée et succomba éparpillée.

Ainsi s’achève l’histoire de la feuille qui, lasse d’être vierge
S’était jetée sous la plume du premier inconnu 
Et ce fourbe incongru
Avait fait d’elle une lettre de rupture.


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