Madame la baronne a plus de quatre-vingts printemps, autant d’étés, d’automnes et d’hivers.
Madame la baronne vit dans une chaumière, à l’instar de Marie-Antoinette. Le château est trop vaste, trop froid, trop vide… (trop cher, sans doute, ma chère, mais on n’en parle pas)
Elle habite avec sa bonne à tout faire, mais sait mettre la main à tout, même à la pâte. Avec des gants toutefois.
Madame la baronne aboie avec les chiens, miaule avec les chats et parle au perroquet. Madame veut qu’on l’aime.
Madame la baronne fut belle autrefois. Elle eut plus d’un mari et plus encore d’amants. Et l’on aperçoit quelquefois un vieux monsieur bien mis, portant beau, frapper à son huis à la nuit tombée et s’en aller furtif à l’heure de la rosée.
Madame fait ses emplettes au village. Elle conduit son antique « deux chevaux » à l’allure d’une calèche, au mépris du code et des appels de phares. Elle n’a pas son pareil pour marchander (et même chaparder, l’occasion fait la larronne).
À son âge, on a connu la guerre. Elle en garde un vieux Mauser rouillé. Elle a connu mai 68. Elle en garde de curieuses tenues vestimentaires : gilets de peau fourrée, blouses brodées, bonnets de tricot, longues jupes fleuries, sabots…
On peut la voir arpenter le domaine à grandes enjambées, l’œil à tout et les sourcils froncés (myope sans lunettes). Elle mène son monde à la baguette et donne volontiers de la voix. Tôt mariés, ses enfants, las de subir ses foudres, ont pris la poudre d’escampette.
Madame la baronne tolère les petits enfants, s’ils sont polis, propres et bien élevés. Elle est experte en bonnes manières : révérence, baisemain, préséances, étiquette. Elle sait éplucher la poire sans la toucher – fourchette et couteau – détacher d’un geste l’arête de la truite, et tenir la tasse de thé le petit doigt levé.
Et lève aussi le coude à l’occasion, seule ou en compagnie du jeune jardinier.
Madame reçoit comme il convient le gratin du bottin mondain. Garden parties sur les parterres truffés de taupinières où s’enfoncent les talons et se tordent les chevilles.
Madame la baronne a un secret. Entre la taille des rosiers et la confiture de coings, elle se pique discrètement de poésie. Mais, secret dans le secret…
Madame a un nègre. Un poète, un vrai, et qu’elle paie. Elle ne l’a jamais vu. Il ne l’a jamais rencontrée. Leurs seuls échanges sont épistolaires et bancaires. Elle lui commande sonnets, ballades ou rondeaux. À l’occasion (anniversaire, jubilaire, funérailles, fiançailles…) elle offre en minaudant des vers de circonstance imprimés sur papier glacé. Quelle délicate attention. Ils ne sont pas signés, elle laisse planer le doute. Comme ils sont bien tournés – le poète est discret mais doué, et même un peu connu -, elle reçoit des éloges, mais avec modestie.
Noblesse oblige.
Post-scriptum :
Madame la baronne est morte ce matin. J’ai perdu mon gagne-pain. Ecrirai-je une élégie ?