Il signe Shitting Bull. Le nom choisi pour effacer Roger Devos. Le nom qui ne s’efface pas des mémoires. Il collectionne les chiures de mouches, les crottes de souris et de lapin, les fientes de pigeon, odorantes et craquantes ; il récolte les excréments du chat persan dans la litière. Plus rarement des déjections canines, malgré leur prolifération sur les trottoirs de son quartier. Shitting Bull est artiste peintre et peint des tableaux… de merde. De savantes arabesques fécales incrustées dans la pâte colorée, ou collées à même la toile blanche. Des myriades de mouches vrombissent dans son atelier, attirées par les exhalaisons méphitiques de sa matière première. Il saupoudre volontiers ses œuvres d’insectes aux reflets verts bleutés, laissant parfois la mouche s’engluer dans la pâte, de manière aléatoire mais toujours pertinente. L’œil de la mouche est infaillible.
Shitting Bull s’est fait un nom et une réputation. Les amateurs éclairés se pressent aux expositions comme des mouches sur du… Les galleristes se bouchent le nez et se frottent les mains. L’argent n’a pas d’odeur. Pour ne pas édulcorer le travail du peintre et lui faire perdre son authenticité, sa spécificité, l’usage de bougies parfumées et autres bâtonnets d’encens est proscrit. Le public averti retient son souffle, c’est à peine si les femmes enceintes osent déployer en cachette l’ombre d’un kleenex. Shitting Bull se réjouit secrètement de vendre de la merde à des emmerdeurs incapables d’apprécier le grand œuvre qu’il élabore inlassablement dans la solitude et la pestilence.
J’apprends aujourd’hui le décès accidentel de Shitting Bull. Au retour de sa promenade quotidienne, importuné, dit-on, par une mouche, il n’a pas vu surgir l’écueil : un énorme étron fumant déposé devant sa porte. Il n’a pu éviter la glissade ni la chute fatale. Certains se demandent déjà s’il ne s’agirait pas d’un attentat et si la mouche n’était pas de mèche. Ni fleurs ni couronnes, précise l’avis mortuaire…