Mon dernier chat
Tu es, tu seras mon dernier chat. Tu ouvres sur le monde des yeux d’un vert liquide, la pupille tantôt fendue, tantôt dilatée comme sous l’effet d’une herbe illicite : valériane ou cataire ? A cause de ces yeux-là et de l’amour des mots, je t’ai appelée Nénuphar (ancienne orthographe, tu n’es plus très jeune, et moi non plus).
Tu es, tu seras mon dernier chat. Tu me regardes. Adoration et supplication. Tu sollicites mes genoux ou mon épaule. Quand je cède tu t’y loves en ronronnant, tu martyrises à petits coups mon pull ou mon pantalon (je sens la piqûre de tes griffes – je n’ai pas le droit de jouer les manucures, j’ai essayé, je l’ai payé d’une estafilade sanguinolente), tu pousses la tête sous mon menton, tu arques le dos, quémandant la caresse. Ta fourrure s’électrise sous mes doigts jusqu’à l’intolérable et tu cherches à mordre la main qui te fait jouir et souffrir…
Tu es, tu seras mon dernier chat. Ta douce tyrannie parfois me pèse. Mes fauteuils cardés jusqu’à la trame proclament ton empire. La chatière laisse monter de la cave un souffle glacé. Ta litière pèse à mes vieux os. Tes vieux os ne tolèrent que certaine nourriture onéreuse (tu n’es plus très jeune, et moi non plus). Tes poils à eux seuls justifient le passage de l’aspirateur. Et je ne suis pas une fée du logis…
Tu es, tu seras mon dernier chat. Celle qui m’a choisie, celle que j’ai accueillie, en connaissance de cause, envers et contre tout. D’autres chats ont traversé ma vie. D’autres ont partagé la tienne. Tu leur as fait la vie dure. A moi aussi. Pour marquer ta désapprobation, tu marquais ton territoire. Pas un coin, pas une tenture, pas un tapis qui ne s’en souvienne… Tu me vouais une passion exclusive et jalouse. « Le diable ne meurt pas » dit un dicton. Lancelot, Zorro, Anaïs, Dolly ont tour à tour rejoint le paradis des chats. Toi, tu iras peut-être en enfer, mais, désormais seule à me posséder sans partage, tu es au paradis sur terre.
Tu es, tu seras mon dernier chat. Parfois, j’ai de mauvaises pensées. Je me dis que tu pourrais te faire écraser… Mais l’âge t’a rendue prudente. Les cercles concentriques de ton territoire se réduisent de plus en plus. Quand tu ne refuses pas de mettre le nez dehors. Il faudra bien se supporter jusqu’au bout (tu n’es plus très jeune, et moi non plus). Rira bien qui rira le dernier !