Trouver dans les bacs d'un soldeur un ouvrage de poésie datant de 2013 en 2017 et jouer du coupe-papier à tire-larigot confirme la viduité des "services de presse"...
Dire cet infini plaisir à progresser à la machette, page par page, à travers cette anthologie de poèmes Namuriens posés sur le très beau papier vergé des éditions Lettres vives. & la sagesse réjouie de se savoir sur chacune d'entre elles le primo-arrivant. C'est aussi dire comment un lecteur avide de découvertes poétiques se faufile à travers les arcanes décadentes du marché du livre pour faire des achats à sa portée. Car il faut redire sans y insister la cherté trop fréquente de la poésie publiée.
*
L'auteur semble y avoir une vision tragique de la vie, au sens philosophique de ce terme. A. Comte-Sponville parle bien dans son Itinéraire philosophique, Du tragique au matérialisme (et retour), de cette vision tragique; dans sa préface, il distingue
« deux types différents de tragique: un tragique d'exception (l'excès de malheur, le tragique du pire), et un tragique de banalité ou de quotidienneté (le défaut de bonheur: le tragique du dérisoire). Ces deux tragiques, loin de s'opposer, sont à prendre ensemble: ils sont comme les deux faces de la condition humaine, dans ce qu'elle a d'insatisfaisant ou de désespérant. Ce n'est pas le tout de notre expérience ? Certes ! Mais aucune existence humaine n'y échappe. » 24
S'ensuivent une longue série de questions auxquelles le philosophe apporte lui-même la réponse en vue d'étayer sa lecture philosophique du réel.
Y. Namur parsème également sa poésie de questionnements, dont il nous fait part avec une franchise & une limpidité qui honorent sa plume.
Nulle trace Nulle trace En ce lieu fragile Là, Nulle trace ne me conduirait là. Y. Namur, Ce que j'ai peut-être fait, |
Garde-toi bien De regarder dans le visible, Mais Car c'est là, Et le pas de l'inespéré. id, 39 |
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Publié en | 1994 | 2000 |
Recueil | Le livre des sept portes | Figures du très obscur |
Le doute sur le lieu où se tiennent les choses, l'incertitude du temps, l'absence de trace aussi évoquent un sens du tragique. |
L'adresse fait au lecteur semble vouloir lui faire prendre un raccourci que le poète lui-même n'avait pas emprunté. Et l'inespéré correspond- il à l'abandon de l'espéré ? Celui qui inespère sait peut-être désormais que ce ne sont pas toujours les traces visibles qu'il s'agirait de chercher. |
L'invisible, l'inespoir éclairent peut-être désormais le chemin du poète « au tout dedans de [lui]-même. En 94, nul espoir n'était exprimé. En 2000, l'objet que cherche le regard a changé: nulle trace... sur le sable. Le constat de carence s'est mué en conseil au lecteur.
Plus loin, p 41, toujours en 2000
Celui
Que d'entre tous et toutes
Tu attends encore dans la forêt entrouverte,
Celui-là
N'a d'autre nom que l'inattendu.
La quête du poète semble inachevée par indécsion entre divers questionnements
1
Quand m'apparaîtra-t-elle enfin
Celle
Qui boit l'eau et l'invisible fontaine 62 (in Le livre des apparences, 2001)
2
Mais au fait,
Pourquoi écrirais-je aujourd'hui toutes ces choses
Aussi folles qu'impossibles à écrire ? id, 63
3
Et une certaine inquiétude se dit 67
Celle par exemple
D'être passé entre les choses,
Sans avoir réellement vu les choses,
Sans que jamais je ne les aie senties ou touchées. 67
Le poète n'y semble pas encore quiet après avoir entrevu l'invisible, l'inespoir & l'inattendu. Le préfixe in- est décidément fructueux dans le tragique: dans sa définition du tragique, en son Dictionnaire philosophique, A. Comte-Sponville en fait un usage immodéré:
(extrait) On parle de philosophie tragique lorsqu'une pensée, loin de vouloir nous satisfaire totalement, nous confronte à de l'inacceptable, à de l'injustifiable, à ce que Clément Rosset appelle la logique du pire (contre la logique du meilleur chez Leibniz), et nous voue par là à l'insatisfaction ou au combat. 1010
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Et décidément, le milieu de nulle part s'étoffe, le poète peut même consentir à y être perdu:
Si être au milieu de nulle part,
C'est être entre deux morceaux de pomme ou de poire,
Si c'est marcher dans la poussière d'or, dans l'encre de Chine
Ou sur une montagne de silence,
Si c'est ouvrir des portes déjà ouvertes,
Si c'est manger dans la main d'une rose
Ou respirer du tabac qu'on ne fabrique plus ici depuis des lustres,
Si c'est ça être au milieu de nulle part,
Alors oui,
Je veux bien être perdu au beau milieu de nulle part. 101 in La tristesse du figuier, 2012
Ou comment revisiter de belle manière un cliché. La beauté au centre de nulle part n'en apparaît que plus désespérée:
...
Mais que peut faire un homme simple
Comme je le suis aujourd'hui sous la pluie,
Un homme comme tant d'autres,
Qui ne peut que regarder désespérément le doute
Et la beauté terrible des choses ? 95 id.
L'inespoir semble s'éloigner au profit d'un désespoir tout aussi philosophique (rappelons-nous ce Bonheur, désespérément) du même philosophe, comme s'il était inaccepté. Irrecevable peut-être, pour le poète.
Dans L'ombre du figuier 96 réside, nous dit le poète, ma peur de vivre 97 ... en simple et docile serviteur des ombres.
*
Ce choix de poèmes cueillis au détour de plusieurs recueils se termine sur l'évocation d'un Maître 110 auquel le poète adresse une demande avec insistance; ce maître est assez inidentifiable.
L'énigme inquiète de la vie qui bat là reste entière. Si bellement dite. Une matinée dominicale bien employée, je trouve.
Une relecture exhaustive de son recueil Fragments de l'inachevée délivre une manne supplémentaire de mots préfixés négativement:
Page | Mot |
15 | INcertitude de la nuit |
17 | IMpossible |
23 | INfiniment |
24 | INaudible / INconnaissable |
30 | INquiétude |
36 | l'INséparable |
38 | INquiétude (3 x) |
41 | INfiniment |
42 | l'INachevée / INprononçable |
54 | INnaudible (2x) |
56 | IMprobable (2x) / INfini |
58 | INvisible |
69 | INvisible |
75 83 84 |
INfranchissable |
91 | IMprobable |
Comme si le tragique voulait s'affirmer avec force sans se dire. Comme si. Peut-être. Peut-être pas.
Cet essai est le deuxième qui offre une perspective philosophique à une démarche poétique. Le premier concerne Le manuel des agonisants de François Jacqmin.