La fin de l'homme rouge aurait pu n'être qu'un ramassis de radio-trottoirs. C'était sans compter sur l'art très abouti de l'auteure, Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015. La fluidité de la traduction de S. Benech fait de la lecture de ce gros pavé une incursion fascinée dans la nostalgie de l'Union soviétique ressentie par l'âme russe qui sourd de toutes ses pages.

L'auteure a dû passer un temps considérable à rencontrer des gens, des tas de sans-grade comme vous et moi, habitant ce si vaste territoire défunt; ensuite retranscrire, annoter, organiser, rapprocher, etc. ce matériau brut dans lequel elle intervient très peu littérairement.

Elle nous offre aussi quelques « grosses pointures », dont cet ex-proche des arcanes du Kremlin de Gorbatchev qui a demandé à conserver l'anonymat.

L'ouvrage détaille le moment où ce grand pays qu'était l'URSS a basculé, est tombé dans, s'est abîmé durablement dans le capitalisme. Il est le témoignage précieux d'un enfer à ciel ouvert. Et en même temps se découvre ce qui semble être un marqueur durable de l'âme russe, la nostalgie.

Les émigrations plurielles au moment où les révolutions de 1917 éclatent avec l'abdication du dernier empereur Nicolas II partagent avec les citoyens russes ordinaires et très contemporains (le livre a été publié et traduit en 2013 - éditions Actes Sud en français) une nostalgie de la période d'avant.

Les émigrés et leurs descendants appartenaient souvent à la bourgeoisie industrielle ou à la petite noblesse terrienne tandis que les Moujiks qui n'avaient pas émigré sont le « matériau » de base qui compose cet homme rouge dont la fin se constate au fil des 674 pages de l'édition de poche, dans la collection Babel (n° 1415).

L'auteure y fait montre de l'art puissant de l'effacement. Chez beaucoup de personnes qu'elle a interviewées à micro ouvert, l'urgence précipitée à dire une parole trop longtemps contenue est palpable. S'y palpe alors la fébrilité habitée d'une longue logorrhée très construite, comme inextinguible, qui s'épuise, le souffle manque un instant, dans une parenthèse de l'auteure: (elle se tait), (il se tait), (une pause), (elle cherche quelque chose dans un dossier sur la table - 102)

Ce livre plonge ses nombreuses racines dans un territoire défunt et une période révolue, celle qu'E. Hobsbawn nomme le court XXè siècle (1917-1991). Au terme de la lecture de cet homme rouge, une impression personnelle domine, celle d'avoir approché le coeur battant d'un peuple lumineux et voisin. Son âme, les fibres de ses ressorts, bien sûr c'est un cliché (« l'âme russe ») mais la bonne nouvelle c'est qu'ils en ont (encore) une, eux ! Le capitalisme ne la leur a pas encore mangée...

L'ouvrage nous délivre aussi de quoi le quotidien est fait, établit un décor réaliste, fait une sociologie sauvage d'habitudes prises, tel cet infini parlement des cuisines où se refait le monde alors qu'au dehors il se défait. Je suis, en grand amoureux des livres, frappé aussi par la place prépondérante qu'occupe LE LIVRE dans le quotidien des Russes. Quand un peuple cultivé se frotte au capitalisme, il constate l'absence de valeur marchande des trésors qui remplissent leurs étagères. Criant dé vérité désabusée.

Il me semble que La fin de l'homme rouge est un passage obligé pour tout qui voudrait comprendre en quoi l'idée derrière les intolérables excès du stalinisme reste une grande idée. Elle n'a pas échappé à la lucidité de ses pages qui sont de véritables « page turners » comme disent les Anglais.

Tant d'humanités dégrisées de toutes ces sornettes, de toutes les utopies aussi, celles qu'ils avaient dû avaler jusqu'à y croire pour ne pas être anéantis, déportés, torturés, tués. Récits de guerres, vécus dans ces villes comme Minsk, 280 occupées par les troupes hitlériennes, ou ce général russe passé à l'ennemi allemand (277) et mis à la tête de l'armée de libération russe (du joug soviétique...).

Lire La fin de l'homme russe c'est sentir battre le coeur des nations et en apprendre tant sur leur histoire en même temps. Tant de vies s'exposent ainsi, dans la pudeur franche de silences trop longtemps retenus. Ce livre est effondrant de vérités insoupçonnées, de témoignages recueillis si forts. Il est marquant. Je comprends le jury du Nobel !

Au gré de la lecture se glanent aussi des aphorismes ciselés sur les bancs de l'expérience:
- Je n'aime pas le mot « héros ». Il n'y a pas de héros à la guerre. Dès qu'un homme prend un fusil, il ne peut ps être quelqu'un de bien. Il n'y arrive plus. 286
- En gros, le socialisme, moi, ça m'allait très bien, il n'y avait pas de sans-abri ni d'enfants des rues... Les vieux pouvaient vivre de leur retraite, ils ne ramassaient pas des bouteilles vides et des restes de nourriture dans les bouteilles. 196
- à suivre. 293 307 328

La traductrice, Sophie Benech explique par le détail son travail & son plaisir dans la revue Contrelignes. Elle dit aussi son amitié & son admiration pour l'auteure. Une plume autorisée, à n'en pas douter.


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