Kerninon, retenez ce nom.
Elle ira loin, me suis-je dit en voyant sa photo dans Le Matricule Des Anges: elle est jeune et jolie.
Mais pas que.

Une filature en ville plus tard, à piocher sur les tables de la librairie pleine de trésors, je découvre la sobre couverture de BUVARD, paru aux éditions du Rouergue, collection la brune. Je plonge pour ce test infaillible à mes yeux: le temps en usage dans les premières phrases des premiers chapitres. Oufti, oui. J’ai la certitude d’aucune nostalgie. Elle a beau être jeune et jolie, elle sait y faire.

Buvard traine un peu, mais pas longtemps: deux jours. Son temps est venu. Je ne le lâcherai plus jusque la fin. Enfin, il faut vaquer aux choses, mais dans les temps offerts au lire, je m’imprègne au Buvard.
Il n’y a pas que l’encre qui se boit d’ailleurs là, à l’intérieur. Chacun s’assassine comme il veut (ou comme il peut !). Ça ne dérange presque pas. L’imbibition est permanente mais incidente comme dans « J’étais beaucoup ivre. » (80)

Julia Kerninon, l’autrice, 27 ans en 2014, se faufile dans la peau de Lou (un homme, 24 ans) qui va à la rencontre de Caroline, 39 ans, une autrice à succès qui vit recluse dans la campagne anglaise, non loin d’Exeter. S’entremêlent alors ces vies offertes à la lecture dans une prose tendue, rythmée, vive, un peu hypnotique par moments.

Les Je s’entrecroisent sans ambigüité, sans jamais se chevaucher. Ils évoquent les maris absents.

À la fin, Lou rejoint Piet à Amsterdam et la dernière phrase du roman engage une aventure éditoriale:
« Alors je suis rentré à la maison avec Piet, j’ai ouvert ma boîte pleine de cassettes [d’enregistrement] et je me suis mis au travail. » (200)

Tandis que la première phrase, décisive, sonne ainsi:
« J’ai rencontré Caroline N. Spacek cet été torride, il y a un an. »

La mise en abyme est totale. Les destins s’entrechoquent sans se toucher vraiment. La vie, quoi ! Une exigence à couper au couteau, ce roman. Une maitrise des rouages, un fil qui jamais ne se brise. La patiente construction de l’ensablement de leurs vies.

Lou est un long questionnement, de plus en plus émerveillé, de plus en plus amoureux, lui qui a choisi le côté des hommes. (88)
Quatre parties. Un huis-clos de neuf semaines. Plans courts, le plus long doit faire 5 pages, je crois. Ils halètent  sous  les éclairages offerts par les monologues, les dialogues.
Cette langue au scalpel désarçonne de précision.

L’échelle du temps est précise et pourtant se fait intemporelle. Ça ne pourrait pas arriver à n’importe qui. Les fleurs de style qui poinçonnent la vie de Caroline, cette romancière aux « fils barbelés » (93 & 200), qui « déroulai[t s]on chant autour [d'elle] comme une clôture électrifiée » (141). Julia Kerninon les a-t-elle écrites pour les faire siennes ?

Et puis l'accident d'avion de l'un, la boxe de l'autre, il n'y aurait pas de l'Édith Piaf là dessous ?

Le personnage central de ce roman est pourtant l’écriture, jusqu’à la jouissance durable d’écrire le soi dans sa plénitude blessée. Car, dans ce roman, la vie y est une blessure qui éloigne la vie. Une écriture de féline ajourée, adossée à un trou noir. Le magma initial s’initie aux mots en phrases groupées par le sens qui parcourt l’échine.

Le roman est construit comme un parallèle du destin, une bafouille intempestive écrite au couteau. Julia Kerninon évite tous les poncifs, utilise toutes les ficelles offertes par une narration qui pousse la lecture dans les abymes sans fin de la descente aux enfers. La vie, quoi ! Ou  plutôt, des vies qui s’entrecroisent, se vident, s’aplanissent et repartent. Les hommes du récit, y compris le narrateur qui s’en tire plutôt bien, sont au service de cette amazone assez forte pour leur résister mais les anéantir. Le tout enrobé dans une langue belle.

Cette génération d’auteur-e-s, pas encore trentenaires, a pris du sens avec une rapidité que le monde plus lent qui m’a vu grandir ne nous a pas offerte. Puisse Julia Kerninon creuser un sillon à l’aune d’une écriture un peu fascinée par sa propre maîtrise. À se demander ce que la vie peut encore leur apprendre. La lenteur, peut-être ? L’art de se poser, à l’image de l’infinie précaution avec laquelle un chat explore un univers neuf ?
Il est possible que ces plumes trouvent un jour à se réaffuter au contact de sagesses extra-européennes…

Rien lu d’aussi fort depuis Linda Lê. Ce roman vous obsèdera. Cette vie est une longue fissure, une intrusion dans la vie du lecteur.

 

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