Carlo Rovelli a donné comme titre le nom d'une île au large de L'Allemagne où un de ses prédécesseurs a fait avancer le schmilblick... à son nouvel essai sous-titré Le sens de la mécanique quantique (Flammarion, 2021; traductrice de l'italien, Sophie Lem).
Nagarjuna & l'astronome
L'auteur raconte 172-180 le récit de sa rencontre avec Nagarjuna & la voie du milieu. Sa source: « la traductiuon annotée d'un philosophe analytique américain, J-L Garfield: The fundamental wisdom of the middle way, OUP, 1995. La note 119 mentionne deux traductions en français.
L. Silburn, dans Aux sources du bouddhisme, offre en son sixième chapitre une exégèse avertie des enseignements que cette oeuvre contient & en traduit de nombreux passages qu'elle commente du haut de son expertise appréciée sur Nulle Part.
C. Rovelli perçoit entre ce texte ancien & la mécanique quantique une résonance immédiate 173. La façon dont Nagarjuna pense le monde est originale: la thèse centrale de la Voie du milieu « est simplement que rien ne possède d'existence en soi, indépendante d'autre chose. » 173 « La perspective que nous offre Nagarjuna nous permet de concevoir un peu plus facilement le monde des quanta. » 174
L'absence d'existence indépendante, Nagarjuna la nomme vacuité: « les choses sont vides dans le sens où elles n'ont pas de réalité autonome ». 174
Les choses existent
- grâce à
- en fonction de
- en relation avec
- dans la perspective de
quelque chose d'autre. » 174 « Nagarjuna suggère que la substance ultime, le point de départ... n'existe pas. » Bien sûr il distingue
- la réalité conventionnelle
- de la réalité ultime, l'essence.
Elle est absence, vacuité; elle n'est pas. 175 Pour Nagarjuna, chercher le substrat ultime de la réalité conventionnelle n'a pas de sens. 176 En imaginant Nagarjuna à notre époque, C. Rovelli le verrait bien ajouter un chapitre à son oeuvre; il serait intitulé: « Les structures, elles aussi, sont vides. » 176 Cela confirmerait ainsi la radicalité de sa perspective.
« Les structures n'existent que dans la mesure où elles sont pensées pour organiser autre chose. Elles ne sont
- ni précédentes aux objets
- ni non précédentes aux objets
- ni les deux à la fois
- ni l'une ni l'autre. » 176 Dans une note de bas de page, C. Rovelli précise: « c'est un exemple de tétralemme, la forme logique des arguments de Nagarjuna. »
Ce que Rovelli retient de Nagarjuna tient en ceci: il ne souhaite pas trouver de fondement ultime à la réalité complexe qu'il entreprend de comprendre. « Ce qui nous intéresse, précise Rovelli, c'est
- la force des idées qui émanent aujourd'hui des lignes que [Nagarjuna] a laissées
- & comment celles-ci, enrichies par des générations de commentaires, peuvent nous ouvrir de nouveaux espaces de pensée en se croisant avec notre culture & nos connaissances. » 179
Il m'a paru utile d'inclure ici ce que deux ouvrages figurant dans la bibliothèque personnelle qui nourrit ce site, La Léonardienne, deux ouvrages susceptibles de contextualiser & d'approfondir deux points:
- d'une part le tétralemme avec un ouvrage de la main d'Augustin Berque dans lequel il y fait ample référence: Poétique de la terre (2014).
- La seconde source est de la main de Lilian Silburn: dans un ouvrage qu'elle a dirigé chez Fayard, Aux sources du bouddhisme, elle revient plus longuement sur la vacuité chez Nagarjuna, celle-là même qui semble au coeur de la mécanique quantique rovellienne.
C'est donc équipé de ces trois sources principales, C. Rovelli, L. Silburn & A. Berque que va s'éclairer ci-après leur complémentarité mise au service d'une meilleure compréhension du monde des quanta.
Premier apport, sur le tétralemme
Augustin Berque se penche sur le tétralemme dans son ouvrage Poétique de la terre. En effet, à la suite de Yamauchi (1890-1982), un philosophe japonais dont il a traduit l'oeuvre principale en français, il propose d'inverser le troisième & le quatrième lemme. Il s'en explique dans le tableau ci-dessous. Cet extrait figure dans un essai consacré au Propos de l'ouvrage sur Nulle Part. Il se pourrait, ce n'est qu'une hypothèse, que cette proposition élégante puisse rejoindre le dossier de réflexion sur la mécanique quantique & la manière dont elle demeure en cohérence profonde avec la vacuité de Nagarjuna.
Signalons qu'un lemme signifie en grec "ce que l'on prend". M. Rovere le définit comme une « proposition indispensable à une démonstration, que l'on pose sans la démonstration qui serait nécessaire pour la fonder. Un lemme n'a pas l'évidence d'un axiome ou d'un postulat, & Spinoza n'y recourt que rarement, dans le but d'être le plus bref possible. » (M. Rovere, Éthique, Flammarion, 2021, p.39)
TÉTRALEMME | PT 157 | |||
En logique | En français | Selon YAMAUCHI | Selon NAGARJUNA, Bouddhisme du grand véhicule | |
A | AFFIRMATION | 1er lemme | 1er lemme | |
NON A | NÉGATION | 2e lemme | 2e lemme | |
NI A NI NON-A | BI-NÉGATION, NÉGATION ABSOLUE | 3e lemme | 4e lemme | |
À LA FOIS A ET NON-A |
BI-AFFIRMATION | 4e lemme | 3e lemme | |
Yamauchi INVERSE L’ORDRE de Nagarjuna qui est le fondateur du bouddhisme du grand véhicule, une religion donc. Son ordre est « un bouclage indéfiniment répété sans aucun développement de la pensée. Pour lui, c'est la bi-négation qui est décisive. Yamauchi la met en 3e lemme et donc ouvre. |
PT 157 | |||
Pour la mésologie, le tétralemme permet de comprendre la pleine réalité profane, c’est-à-dire tout simplement celle où nous existons, notre milieu. | PT 159 | |||
ON PASSE du 3e lemme au 4e lemme par la LEMMIQUE DU C'EST-À-DIRE « dans une immédiateté à la fois temporelle & spatiale qui relève de l'intuition, non de la dialectique. » | ||||
Entre deux termes A & B, c'est-à-dire exprime un rapport dans lequel A est/n'est pas B. C'est bien le 4e lemme, le syllemme, où l'on prend à la fois A & NON-A. |
|
Second apport, sur la vacuité
L. Silburn consacre plusieurs paragraphes à la réalité absolue. « La réalité doit être reconnue dans le monde ... par intériorité. » Aux sources du bouddhisme, 174
LA voie du milieu conduit à la réalité en s'enfonçant au coeur de l'intériorité. 175 La voie du milieu est [la voie] du vide entre les deux pôles
- de toutes nos conceptions dualisantes
- être & non-être,
- samsara & nirvana;
- du complet silence
- de nos idées,
- de nos imaginations
- & de nos sentiments »
La voie de l'intériorité est «ce royaume où rien ne nait ni ne meurt, qui est donc celui de l'ineffable. »
« C'est parce qu'[il conviendrait]
- de s'établir dans le vide & [dans] la non saisie des choses
- & de savoir que toute conception est fausse conception, y compris celles qui portent sur le nirvana & le buddha. » 175
En percevant le monde comme
- vide
- & dépourvu
- de commencement,
- de milieu
- & de fin,
on voit qu'il y a « quelque indicible
- sans souillure,
- sans changement
- & qui resplendit
- au commencement,
- au milieu
- & à la fin. »176
L. Silburn commente: « La dialectique nagarjunienne
- n'a pas de valeur intrinsèque,
- & constitue un simple moyen pour déblayer la voie de l'expérience » du réel libéré des dichotomies & des limites conceptuelles. Sa dialectique perçoit les choses telles qu'elles sont. »
« Quand on a reconnu que tout est vide de point de vue, il reste quelque chose d'indicible, une pure efficience. » 177 Méconnaitre cela « serait sombrer dans l'attachement à la vacuité. [Ce serait] sombrer dans le plus grand des dangers. » Les deux piliers du système de Nagarjuna sont la vacuité & le nirvana, tandis que le bouddhisme, lui, repose sur deux vérités:
- la vérité empirique, pratique... de surface, qui cache la réalité des choses,
- & la vérité absolue. Le sens absolu prend appui sur la vérité empirique. En comprenant le sens absolu, éprouvé intérieurement en une expérience personnelle au-delà de tout discours; cette expérience est
- paisible,
- appréhendée par soi (à l'exception de tout autre qui prétendrait nous la faire connaitre ou nous l'enseigner),
- indifférenciée,
- dénuée de sens multiples. Telle est la définition de la réalité absolue. »
Reformulation: C'est en éprouvant intérieurement le sens absolu que s'approcher de la réalité absolue devient possible lors d'une expérience personnelle. L'expérience vécue intérieurement permet de progresser à travers quelques caractères définitoires de la réalité absolue:
- elle est paisible,
- elle peut être uniquement appréhendée par soi,
- elle est indifférenciée (?),
- elle est dénuée de sens multiples.
Ces quatre caractères définitoires contribuent à donner un sens unique à la réalité absolue. Sur la vacuité, L. Silburn nous met en garde: « l'enseignement de la vacuité présente de grands dangers pour [l'être humain] qui fait fi de la distinction entre les deux vérités. Demeurer
- dans la concentration du vide sans en récolter le fruit, à savoir l'extinction définitive,
- dans la vacuité,
- dans le sans-signe,
- dans la non-prise en considération.
L'élévation du coeur vers l'éveil ... consiste à ne pas abandonner les êtres. C'est là le signe que [le soi corporel] ne régressera plus, qu'il atteindra le complet éveil sans jamais retomber au niveau du buddha-pour-soi. »
La vertu à conquérir
- la vacuité,
- l'absence de signe,
- la non-production,
- l'intention de ne pas abandonner les êtres
- en incitant les autres à se tourner vers l'étape de l'habileté en moyens salvifiques (?). Est-ce demeurer en concentration bienveillante pour inciter les autres à se tourner vers l'étape de l'efficience pour autrui, du devenir cause efficiente, car elle est le critère de la purification comme l'ajoute L. Silburn en note de bas de page ?
Sur ces deux excursions (Berque & SIlburn), conclure:
Tout ce passage m'évoque la dernière proposition du Tractatus logico-philosophicus de L. Wittengstein: « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » (trad. Gilles-Gaston Granger).
En extrayant quelque peu la mécanique quantique de la glu occidentale finaliste des trois religions du Livre, C. Rovelli nous offre ainsi un cadre élargi & une réflexion qu'il recadre hors nécessité de l'existence ultime. La vacuité comme perspective, le tétralemme comme outil conceptuel, tel qu'A. Berque s'est employé à le redresser. Telles sont quelques pistes qui semblent s'être ouvertes sur la voie propre empruntée par C. Rovelli dans son domaine d'expertise.
Arpenter l'univers qui nous enceint est rendu bien plus léger en compagnie de ce spécialiste de la gravité quantique tant est abouti son art d'aplanir avec une intelligence vive les difficultés que comportent les aspérités des hypothèses parcourant l'astronomie théorique. Cet art se marque jusque la conception de la structure ternaire de la table des matières:
La lecture très en forme & on ne peut plus informée que fait Aurélien Barrau de cet ouvrage situe bien les apports de cette oeuvre. J'en ai présenté un plan détaillé que vous pourriez lire en suivant ce lien. Barrau & Rovelli se connaissent & s'apprécient. Leur double éclairage peut constituer un guidage sûr dans les dédales de notre univers.