Autour de la puissance
L'enclenchement de la cascade est un entretien qu'Alain Damasio, l'auteur du récent et très réussi Les furtifs, a accordé à Bastamag. Une citation choisie comme titre suggère: « Créer une pluralité d’îlots, d’archipels, est la seule manière de retourner le capitalisme ». En cours d'entretien, il y mentionne Le Comité Invisible, dont les trois tomes parus aux éditions La Fabrique figurent dans la Léonardienne, jamais lus ! Ou plus exactement les deux premiers m'étaient tombés des mains, comme insuffisamment rédigés de façon amicale... Ils m'étaient tombés des mains. S'entame alors une lecture d'autant plus attentive que la plume qui les recommande est appréciée.
La lecture se cale par le milieu. Elle s'avèrera un bon choix, puisque c'est en lisant À nos amis (2014) que les concepts utilisés entreront en résonance avec, en vrac, la puissance chez Spinoza, son actualisation par Jean François Billeter & sa mise en pratique par Alain Damasio. Le Comité Invisible ne mentionne pas Spinoza comme l'un de leurs adossements militants/limitants.
1. Le concept de puissance
1.1 chez Spinoza: Voici ce qui s'en disait dans un essai nullepartien intitulé Le désir chez Spinoza selon Alexandre Matheron: « Extraites du site de Julien Gautier, ces deux propositions, en latin et selon la traduction proposée par Robert Misrahi:
propositio 12 Mens quantum potest ea imaginari conatur quae corporis agendi potentiam augent vel juvant.
L'Esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la puissance d'agir du Corps. (Misrahi - fr)
propositio 13 Cum mens ea imaginatur quae corporis agendi potentiam minuunt vel coercent, conatur quantum potest rerum recordari quae horum existentiam secludunt.
Quand l'Esprit imagine des objets qui réduisent ou répriment la puissance d'agir du Corps, il s'efforce de se rappeler, autant qu'il le peut, ce qui exclut l'existence de ces objets. (Misrahi - fr)
corollarium 3, prop 13, cor - Hinc sequitur quod mens ea imaginari aversatur quae ipsius et corporis potentiam minuunt vel coercent.
3, prop 13, cor - Il suit de là que l'Esprit répugne à imaginer ce qui réduit ou réprime sa propre puissance d'agir et celle de son Corps. (Misrahi - fr)
scholium 3, prop 13, sc - Ex his clare intelligimus quid amor quidque odium sit. Nempe amor nihil aliud est quam laetitia concomitante idea causae externae et odium nihil aliud quam tristitia concomitante idea causae externae. Videmus deinde quod ille qui amat necessario conatur rem quam amat praesentem habere et conservare et contra qui odit, rem quam odio habet, amovere et destruere conatur. Sed de his omnibus in sequentibus prolixius.
3, prop 13, sc - Nous pouvons ainsi comprendre clairement ce qu'est l'Amour et ce qu'est la Haine. L'Amour n'est rien d'autre qu'une Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure et la Haine n'est rien d'autre qu'une Tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Nous voyons en outre que celui qui aime s'efforce nécessairement de conserver l'objet de son amour et de le rendre présent, celui qui hait s'efforçant au contraire d'éloigner et de détruire l'objet de sa haine. Mais on en traitera plus amplement par la suite. (Misrahi - fr) »
1. 2 Chez Jean François Billeter, qui le met à jour: Le désir de progresser et de s'accomplir est plus fondamental que le simple désir de continuer, de persévérer dans son être.
1.3 Le comité Invisible se sert de la puissance à ses propres fins, en l'intégrant dans ses propres grilles d'analyse.
Voici ce qu'il en fait: d'abord, il semble ignorer ce qui précède. Il se réfère à d'autres philosophes, notamment Michel Foucault, mais je n'ai pas repéré Spinoza. Leur emploi de la puissance fait appel pourtant à une flopée de concepts patiemment développés par Spinoza au XVIIe siècle, dans sa chambre hollandaise campagnarde. Pour le CI, l'ATTENTION & la DISCIPLINE contribuent, veillent à « l'accroissement patient d'une force révolutionnaire ». 236, À nos amis
Toute puissance, dit le CI, « a trois dimensions:
- l'esprit,
- la force,
- la richesse.
Notons déjà brièvement, j'y reviens en fin d'essai, que LE CORPS ne figure pas comme dimension de la puissance, ce qui la dévitalise en quelque sorte.
Les trois dimensions de la puissance doivent être maintenues en contact. Sans cela, le mouvement révolutionnaire dégénère soit en
- une secte de théoriciens comme les situationnistes,
- une avant-garde armée, les Brigades rouges » (de bien triste mémoire),
- une entreprise alternative comme les centres sociaux » en France ou plus généralement les "révolutionnaires", les coopératives utilisant cette forme d'organisation pour lever des fonds sans nécessairement voir leurs convictions dépasser l'envie de faire du profit: toutes & tous souhaitent vivre de leurs activités commerciales etc., ce qui est honorable en soi, en ne remettant pas en cause le système capitaliste, bien plus fort que nous tous & passé maitre dans l'art de faire diminuer notre puissance, d'installer tant de passions tristes au lieu de nous aboucher à la joie.
« En tant que puissance historique, un mouvement révolutionnaire déploie
- une expression spirituelle dont les formes peuvent être théorique, littéraire, artistique, métaphysique
- une capacité guerrière, qu'elle soit orientée vers l'attaque ou l'autodéfense,
- une abondance de moyens matériels & de lieux. »
Les raisonnements du CI sont très construits, comme le sont en général ceux de l'ultragauche révolutionnaire: il réfute la radicalité, la non-violence & le pacifisme en des termes qui fleurent bon un machisme de fiers à bras qui me déplait au plus haut point, même si beaucoup d'adossements, d'analyses des dérives extrêmes du système capitaliste sont fondées.
Citations: « Laissons donc le souci de la radicalité
- aux dépressifs,
- aux Jeunes-Filles
- & aux ratés.
La véritable question pour les révolutionnaires est
- de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent,
- de ménager les devenirs-révolutionnaires
- afin de parvenir à une situation révolutionnaire.
Tous ceux qui se gargarisent d'opposer dogmatiquement
- les "radicaux" aux "citoyens",
- les "révoltés en acte" à la population passive,
font barrage à de tels devenirs. » 148, À nos amis.
Le mépris, le rejet de tout qui n'est pas soi se décèlent assez bien dans ce passage. Il en est d'autres. C'est un état d'esprit. Ce qui est sûr, ce que l'avènement du respect de la différence n'est pas bien acquis chez eux ! Si nous ne sommes pas avec eux, nous sommes forcément contre eux ! Aucune nuance, au degré...
Il semble être actif sur des lieux où une opposition forte se structure sans leader, comme à Notre Dame des Landes, près de Nantes. Le très bel essai de Marielle Macé, Nos cabanes, en traite bien.
Et puis, où sont les corps ? Dans la force (bête & méchante) du machisme dénoncé plus haut ? Cela est vraisemblable...
Les communes qu'ils appellent de leurs voeux sont-elles autre chose qu'une resucée des soviets du début 1917 en Russie, avant la prise de pouvoir par Lénine ? C'est en partie par les soviets qu'elle s'est déroulée, d'ailleurs. Le travail de mise au pas des masses sous la bannière du communisme orthodoxe a été facilité par cette organisation collective décentralisée préalable: chaque usine, chaque rue avait son soviet, son assemblée délibérante. En est-il conscient, le CI ? En tout cas, la vigilance est de mise. Spinoza l'avait déjà bien compris... la portée de son message est davantage universelle:
La métaphore de la fille "disparue" du couple dans le roman d'A. Damasio tient-elle en la comparant à ce comité invisible: elle ne peut être regardée sous peine de mourir, tandis que les parents, et Alain Damasio dans sa vie de tous les jours, d'après ce qu'il nous décrit d'elle, sont des furtifs, c'est-à-dire s'arrangent pour passer entre les mailles du fil resserré de la surveillance généralisée tous azimuts.
Après avoir lu Les furtifs & l'entretien qu'Alain Damasio a accordé à Bastamag, il m'apparait qu'il ne soit pas impossible que son roman illustre en actes de possibles moyens à mettre en oeuvre en de multiples lieux pour recréer des espaces de liberté, des zones libérées de l'emprise hypercontrôlante des puissants.
Je suis très très loin de partager toutes les conclusions que le Comité invisible tire de ses pourtant justes décorticages du réel qui nous contraint (et qui nous retient pourtant). Leurs grilles d'analyse sont souvent opportunes, fondées, déniaisantes. Ils ont bien vu les ressorts de nos asservissements, de nos assuétudes. Leur lecture du réel est implacable. Ce qu'ils en font par après émarge d'un aveuglement pas si éloigné d'autres dérives de type sectaire.
C'est probablement par le corps-conscience de chacun·e que passe une puissance accrue du vivre plus libre, quitte à ce que des corps assemblés en communautés locales contribuent à leurs épanouissements réciproques. Ces communautés locales pourraient être ce qu' Alain Damasio nomme îlots, archipels, deux termes empruntés à la géographie.
Cet essai n'avait en fait d'autre but que d'attirer l'attention sur une convergence de lectures propre à Nulle Part autour du terme puissance.
Plusieurs critiques fouillées de l'approche du CI sont disponibles sur la toile. Voici une très petite sélection:
celui-ci aussi,
sous la plume de Justine Huppe, une mise en perspective autour de Nathalie Quintane.
Le Comité invisible intervient souvent sur lundi.am: en tapant "comité invisible" dans le moteur interne du site, une sélection touffue apparait.
L'idée de cet essai liant le Comité invisible et Spinoza m'est venue en septembre 2019. Le 6 avril 2020, le site lundi.am publie un article intitulé « Du messianisme en temps de crise » dans lequel un lien explicite avec Spinoza apparait dans deux passages du même paragraphe:
- « Des miracles, sûr que c’est ce dont nous rêvons, ce dont nous avons le plus besoin en temps de crise. Voilà pourquoi nous nous abandonnons à la moindre entourloupe théorique, ce qui nous sert de raison ayant baissé la garde. Il faut célébrer les liturgies de l’effondrement et l’espoir qu’on place en Raoult pour ce qu’ils sont : les derniers avatars, absolument analogues, de la propension des [humains] à la superstition. Celle-là même dont Spinoza disait dans le Traité théologico-politique qu’elle est mandatée par notre infortune, qui laisse la porte ouverte à toutes les craintes possibles, et nous oblige à les éliminer en recourant à des explications qui rendent le désastre compréhensible. »
- « Au fond, qu’on impute la faute à notre exploitation de la nature, qu’on discerne en ce virus l’expression de sa volonté par la punition de nos méfaits, ou qu’on motive notre espoir dans la science par le culte d’une personnalité qui nous rassure, c’est la même crédulité qui guide notre faiblesse réflexive. Spinoza, parlant des [humains], ne s’y trompait guère : « ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. (…) Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes. La cause d’où naît la superstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte. »
Regrettons juste qu'il n'ait pas sourcé ces deux passages...