Ou comment la philosophie (et pas que...) éclaire bien mieux le comportement adéquat qu'il convient d'adopter face à la pandémie actuelle
Éric Delassus, dans Une géométrie des affects, la troisième partie de l’Éthique, a cet exemple qui éclaire de façon lumineuse la situation de pandémie dans laquelle nous sommes confrontés pour l’instant. Son ouvrage est téléchargeable sur https://www.atramenta.net/lire/la-troisieme-partie-delethique--une-geometrie-des-affects/81768
CITATIONS
p. 16 à 18 « Les êtres humains sont toujours
- plus ou moins passifs
- ou plus ou moins actifs,
selon qu’ils parviennent plus ou moins bien à percevoir de manière adéquate ce qui les affecte.
Cela dit, nous ne nous libérons jamais de l’action des causes externes. C’est pourquoi d’ailleurs, dans le Traité de la réforme de l’entendement, lorsque dans les premières pages, Spinoza évoque ce qui pourrait nous permettre de tendre vers le souverain-bien, il ne conseille pas à son lecteur de vivre en accord avec la nature, ce qui dans le système spinoziste serait une absurdité. En effet, il n’est pas nécessaire de faire de la vie en accord avec la nature l’objet d’un commandement ni même d’une invitation, puisque de fait nous vivons en accord avec la nature au sens où nous sommes, quoi qu’il en soit, soumis à ses lois. Demander à l’homme de vivre en accord avec la nature serait faire de celle-ci une norme et laisserait supposer qu’un être humain puisse vivre en désaccord avec elle. Autrement dit, ce serait supposer qu’il puisse être dans la nature « comme un État dans l’État », ce qui est contesté à de nombreuses reprises dans les textes de Spinoza.
En revanche, ce qui importe, c’est la manière dont nous vivons cet accord et cette manière dépend de la connaissance que nous avons de ce qui nous affecte et de l’affection que cela produit. C’est pourquoi, dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza affirme que le souverain-bien ne se situe pas dans une vie en accord avec la nature, mais dans « la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la nature tout entière15 ». Ainsi, nous pouvons être affectés par une cause externe qui diminue notre puissance d’agir, et cela nous n’y ouvons rien, sauf si nous sommes en mesure de produire une idée adéquate de cette affection afin de réduire cette diminution. »
15 Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, in Œuvres I – Premiers écrits, PUF, 2011, p. 71.
« Si l’on prend l’exemple de la maladie, sur lequel j’ai eu l’occasion de travailler16, on a affaire à une affection qui incontestablement diminue considérablement notre puissance d’agir et ce n’est pas parce que l’on a une idée adéquate de la pathologie par laquelle on est affecté qu’on sera moins malade. En revanche, l’idée que l’on aura de cette maladie pourra faire que l’on vivra plus ou moins activement cette situation. Si je perçois la maladie comme une injustice ou une malédiction et
16 Éric Delassus, De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2001.
que cela me conduit à pester contre Dieu ou la mauvaise fortune et à déplorer mon état et la malchance dont je suis victime, je ne fais finalement qu’ajouter de la souffrance à la souffrance et donc l’idée inadéquate que j’ai de ma maladie ne fait qu’augmenter ma passivité. Si, au contraire, je parviens à percevoir la maladie comme un phénomène naturel dont il est possible d’enrayer les effets par des traitements adaptés, je suis alors en capacité d’éviter d’être torturé par les affects auxquels est corrélée l’idée inadéquate de la maladie. Ainsi, en me représentant adéquatement ce qui m’arrive, je peux limiter les effets de la maladie sur l’état de ma puissance d’agir. Néanmoins, cela ne signifie pas non plus que je vais être totalement indemne de tout affect de tristesse, surtout si l’état des connaissances médicales ne me permet pas d’être certain que le traitement qui m’est administré sera nécessairement suivi d’effets. Si je suis dans une telle incertitude face à la réussite de mon traitement, je balancerai incessamment entre l’espérance et la crainte. » Fin de la citation extraite d'Une géométrie des affects.
Pour Spinoza donc, si bien éclairé par Éric Delassus, « le souverain bien » se situe dans « la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la nature tout entière. » TTP
« Ainsi, nous pouvons être AFFECTÉS par une cause externe qui DIMINUE notre puissance d’agir, & cela nous n’y pouvons rien, sauf si nous sommes en mesure de produire une idée adéquate de cette affection afin de RÉDUIRE CETTE DIMINUTION. » C'est en relisant plusieurs fois cette réduction de la diminution de notre puissance d'agir que j'ai petit à petit compris la puissance du raisonnement mené par l'auteur. Car réduire une diminution, cela peut paraitre paradoxal à première vue, jusqu'à ce que se perçoive toute la subtilité qui s'y cèle...
Éric Delassus a consacré sa thèse de doctorat à l’éthique médicale en l’éclairant par les apports de l’ouvrage majeur de Spinoza, l’Éthique.
La maladie, nous explique-t-il, est « une affection qui, incontestablement, DIMINUE considérablement notre puissance d’agir & ce n’est pas parce que l’on a une IDÉE ADÉQUATE de la pathologie par laquelle on est affecté qu’on sera moins malade.
EN REVANCHE, l’idée que l’on aura de cette maladie pourra faire que l’on vivra plus ou moins activement cette situation. »
J’ai essayé de cerner à ma manière les apports nombreux de cet extrait de l’ouvrage d’É. Delassus.
IDÉE INADÉQUATE | IDÉE ADÉQUATE |
= percevoir la maladie
d'où je peste contre
Je déplore
Ces déplorations sont des AFFECTS qui ajoutent de la souffrance à la souffrance. & l'IDÉE INADÉQUATE que j'ai de la maladie AUGMENTE ma passivité. |
= Je parviens à percevoir la maladie [m'affectant] comme un PHÉNOMÈNE NATUREL dont il est possible d'enrayer les effets par des traitements adaptés. Il en découle que je suis alors en capacité d'éviter d'être torturé par les AFFECTS auxquels est corrélée l'IDÉE INADÉQUATE de la maladie. L'IDÉE ADÉQUATE que j'ai de la maladie augmente ma puissance d'agir ou, en tout cas, « je peux limiter les effets de la maladie sur l'état de ma puissance d'agir. » É. Delassus. Je peux RÉDUIRE cette diminution de ma puissance d'agir que provoque la maladie. Bien sûr, la TRISTESSE (un des trois affects primordiaux pour Spinoza avec le désir & la joie) n'est pas exclue si l'état des connaissances médicales ne me permet pas d'être certain que le traitement sera nécessairement suivi d'effets positifs sur ma santé. L'incertitude face à la réussité de mon traitement me fait balancer entre ESPÉRANCE [une des trois vertus théologales dans le religion chrétienne, soit dit en passant...] et CRAINTE. |
Nous sommes libres de ne pas nous encombrer d'IDÉES INADÉQUATES quant aux causes de la maladie. Nous sommes dès lors libres de nous en tenir à des IDÉES ADÉQUATES quant aux causes de la maladie. Cette liberté, nous pouvons la penser à l'intérieur du déterminisme naturel, comme l'apparition de la COVID-19 fin 2019. Nous sommes confronté·e·s à l'incertitude de la médecine quant à la meilleure manière de lutter contre cette maladie nouvelle, inédite. Elle a déjà fait des progrès considérables depuis l'apparition de la maladie: il meurt moins de personnes en octobre qu'en mars 2020. La réussite ultime en l'espèce consisterait en la découverte d'un vaccin efficace. Il ferait notre joie. Le monde politique pourrait nous expliquer cela de façon bien plus ADÉQUATE qu'il ne le fait presque partout en maniant le bâton & la carotte. En attendant, pour faire face à l'incertitude, il ne nous reste que
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Une convergence, un faisceau convergent de plusieurs sources approfondit encore, enrichit ce que j'envisage sous la "peur bleue". Je les ai assemblées ici pour la commodité. Comment agir adéquatement, notamment pour faire taire les rumeurs si nombreuses qui sapent les efforts à la fois
- des scientifiques (infectiologues, épidémiologues, virologues),
- des médecins ainsi que leurs collègues infirmières
- et du monde politique ?
Comment parler clairement des enjeux scientifiques & médicaux de cette pandémie ?
Comment rester vigilant·e·s, en tant que citoyen·ne·s quant à l'état de droit dont nous jouissons ?
Contrer les rumeurs
D'abord sur la manière dont le monde politique s'y prend pour faire adhérer les citoyen·ne·s de leur pays aux mesures de lutte contre la pandémie actuelle: un entretien long avec l'anthropologue Heidi Larson paru sur le site du probablement meilleur quotidien belge, DeMorgen. https://www.demorgen.be/tech-wetenschap/heidi-larson-gaat-voorop-in-de-strijd-tegen-vaccintwijfelaars-feiten-alleen-volstaan-niet~b7faaa968/
Il s'agit de la traduction en néerlandais d'un entretien originellement publié dans The New York Times. en voici également le lien: https://www.nytimes.com/2020/10/13/health/coronavirus-vaccine-hesitancy-larson.html
Je pars de la version anglaise pour vous proposer ci-dessous quelques-uns des enseignements que je retiens de ma lecture. Si les (trop) nombreux ministres en charge de notre santé en Belgique pouvaient s'inspirer de ce que cette anthropologue a appris de sa pratique, nous nous en porterions mieux. & notre démocratie aussi.
Ce que je retiens de ma lecture:
Madame Larson constate que les vaccins ont souvent mauvaise presse: "les vaccins concernent chacun·e d'entre nous sur la planète. Ils ont été inventés par des scientifiques qui emploient un jargon que beacoup de personnes ne comprennent pas, sont vendus par des entreprises pharmaceutiques n'apparaissant pas crédibles & nous sont fourgués (pushed) par des gouvernements dans lesquelles les gens ont encore moins confiance."
Les personnes qui hésitent à se faire vacciner expriment une émotion en fait, "ce que la communauté médicale n'admet qu'avec retard". "Ce que j'aime avec les rumeurs est qu'elles évoluent. Elles prennent d'autres formes à mesure que l'histoire progresse & les gens réutilisent une rumeur particulière pour s'adapter à leur situation."
"Les stratégies de communication sont trop largement inspirées par ce que la communauté en charge de la santé publique et les scientifiques en charge de notre immunisation pensent que nous devons savoir, mais ils ne répondaient nullement aux préoccupations des gens, aux enjeux ou aux questions qu'ils se posent." Madame Larson personnifie le besoin qu'il y a de communiquer à partir du point de vue des patients, ce qu'ils en pensent & de tenir compte des facteurs qui les aideront à prendre la décision, par exemple de se faire vacciner ou bien dans ce cas-ci de se protéger du virus puisqu'il n'y a pas de vaccin.
Par exemple, en ce moment circule une rumeur disant que le vaccin de la grippe rendra les personnes vaccinées plus vulnérables à la Covid-19. La réponse de l'équipe autour de Mme Larson à cette rumeur ne dira pas simplement "Faites-vous vacciner", mais plutôt: "Le vaccin de la grippe ne vous fait pas courir plus de risque d'attraper la Covid-19." En anglais: "The flu vaccine does not put you at greater risk for Covid-19." Ne pas donner un ordre donc, personne n'aime ça, mais désamorcer la rumeur qui freine la vaccination.
L'article fait même état d'un contact fructueux entre Madame Larson & la cheffe d'un département de Facebook active dans le domaine des innovations médicales et des partenariats. Elles ont toutes deux commencé à explorer comment le projet intitulé Vaccine Confidence Project (confidence= confiance) pourrait aider FB à concevoir des messages qui auraient davantage d'impact non seulement pour un hypothétique vaccin Covid-19, mais aussi en faveur de la vaccination contre la grippe et pour des immunisations de routine pour les enfants.
L'article se conclut sur comment aborder les gens qui ne veulent pas se faire vacciner. Parlez-leur, nous dit-elle. Cherchez un point d'entrée. Montrez de la compréhension et de l'empathie pour les complexités embrouillées qu'implique le fait d'être un humain...
Construire la confiance se fait chaque jour, cela nécessite de changer sa façon d'envisager les choses, pas d'inventer chaque jour de nouvelles instructions à suivre...
« People don't care about what you know, unless they know that you care. » (attribuée à F. D. Roosevelt, mais qu'elle a entendu citer par le U.S. Surgeon General, le Dr. Jerome adams.): Les gens s'en foutent de ce que vous savez, à moins qu'ils sachent que vous ne vous en foutez pas...
Déjargonner la science
Ensuite, parmi les scientifiques qui prennent la parole et la plume, il en est un qui me semble avoir compris qu'il est possible de s'exprimer clairement sans jargonner: Monsieur Bernard Rentier, virologue, recteur honoraire de l'Université de Liège, prend régulièrement la plume sur un blog qu'il a intitulé Ouvertures immédiates. Voici le lien: https://bernardrentier.wordpress.com/
Conserver l'intégrité de nos droits d'humains
Enfin, sur les manquements aux règles du droit, La ligue des droits humains joue un rôle essentiel en Belgique, avec son homologue néerlandophone. Voici une de leurs dernières prises de position sur la COVID-19 constatant que "C’est en temps de crise que nos droits sont le plus en danger !"
En guise de conclusion, cet essai
- reformule philosophiquement, grâce à Éric Delassus et Bento Spinoza, la place de notre corps dans la nature,& nous fait mieux appréhender comment mettre en place de façon adéquate un comportement adossé à ce que nous en disent les chercheurs et les médecins,
- pour ensuite passer la parole à une anthropologue broyeuse de rumeurs;
- elle est suivie par un virologue qui nous aide à comprendre clairement les enjeux scientifiques & médicaux de la pandémie en cours.
- & enfin, parce que nos droits d'humains sont aussi essentiels que notre santé préservée, La Ligue des droits humains formule juridiquement les conditions d'un maintien optimal de la démocratie malgré la pandémie.
Il me semble que le balayage large offert par leurs réflexions autorisées peut nous aider à nous faufiler à travers les mailles des trop nombreux filets tendus sur notre chemin, prêts à nous faire trébucher.