Cet essai est toujours en cogitations avancées. Il lui manque encore ça & là des réglages de structure, notamment pour en gommer quelques répétitions.


Plan

Propos
Premier terme: lustrage de libido

  • Tableau 1 Libidines caerceremus (E5, p. 42)
  • Discussion de libido par Moreau
    • 48e affect (E3, app)
    • note 203
    • l'adjectif libidinosus
    • brutal / l'homme brutal (Descartes)

Deuxième terme: De même

-- Tableau 2: Traduction de la définition du 48e affect, libido --

-- Tableau 3: D'excès en dérèglements --

Troisième terme: béatitude

-- Tableau 4: Comparatif de traductions proposées pour Éthique V prop. 42 --

  • Syntactiquement
  • En rhétorique
  • Traduction Moreau
  • Réorchestration personnelle
  • Traduction Rovere
  • Béatitude ≡ contentement intérieur

Quatrième terme: & la vertu ?

Lodewijk Meyer

-- Tableau 5: L. Meyer sur le vice à la vertu --

Bento Spinoza, Traité théologico-politique

Wrap-up


Propos

Au moyen de quelques exemples, cet essai se propose d'illustrer comment le sens prend un lustrage différent à mesure qu'il bénéficie de traductions neuves, modernisées, mises "au goût du jour" mais aussi, plus fondamentalement, instruites en suivant des règles précises que les traducteurs exposent avec plus ou moins de talent dans leur ouvrage.

Cela tient aussi en partie à la maitrise du latin (langue d'origine en parallèle avec la version en langue néerlandaise) de la part du traducteur mais aussi à l'époque qui voit la langue d'arrivée évoluer dans son usage propre.

L'idée de cette comparaison m'est venue d'une part de ma pratique de la traduction (anglais-français dans mon cas) et, d'autre part, de l'introduction rédigée par Robert Misrahi à l'occasion de la parution de sa traduction de l'Éthique en 1988. Cet essai vous propose une mise à jour au moyen de traductions françaises parues après la sienne. B. Pautrat, qui réhabilite Jules Prat aux éditions Allia - contrairement à R. Misrahi qui le tient à l'écart -, P. F. Moreau, A. Suhamy (avec des réserves, je m'en ouvre ici) et M. Rovere.


Premier terme: lustrage de libido

Il est, dans l'Éthique de Bento Spinoza, un exemple philosophique du lustre neuf que procure la variété (relative) des nombreuses traductions disponibles en français qui s'échelonnent sur presque deux siècles.

Le terme qui servira en premier dans cet essai est celui de libido.

Il apparait au moins à deux endroits de l'Éthique, auxquels se restreindra cet essai: dans les définitions d'affects dans l'appendice de la IIIe partie & dans la dernière proposition de l'ouvrage.


 -- Tableau 1 Libidines coercere --

Traducteur Libidines
coercere 

É. Saisset, 1842

mauvaises passions contenir

C. Appuhn, 1927

appétits sensuels  réduire
R. Misrahi, 1988 désirs sensuels réprimer
B. Pautrat, 1988
& 2010
appétits lubriques,
puis
désirs capricieux
 contrarier (1988),
puis
réprimer (2010)
A. Guérinot 1930 &
R. Caillois, 1954
penchants  réprimer
J. F. Billeter, 2017

champ sémantique:
besoin naturel, envie,
appétit; mais aussi
caprice, bon plaisir,
arbitraire; et de là:
débauche, dépravation,
passion violente.
« Il m'a semblé que
"passions" était le
meilleur équivalent
français, le + conforme
à la portée philosophique
de la proposition. »

champ sémantique:
forcer à l'obéissance,
châtier, réprimer,
= sens négatif;
mais aussi contenir,
dompter, domestiquer
= sens positif.

D'où le choix positif
de maitriser.

A. Suhamy, 2020 ? appétits sensuels réfréner
P.-F. Moreau, 2020 désirs contrarier
M. Rovere, 2021 désirs lubriques contrarier

 


Discussion de LIBIDO par Moreau

Envisageons son usage dans la 48e & dernière définition des affects (EIII, app.). Les quatre derniers affects semblent constituer en soi un sous-groupe sur lequel une mise à niveau pour le vocabulaire du XXIe siècle va être tentée.

P.-F. Moreau développe dans une note extrêmement précise (n. 203 p. 573) les différences de nature terminologique qui existent entre plusieurs traductions possibles du nom latin libido.

Dans l'appendice 3 de la 3e partie, le 48e affect est la lubricité:

  • « La lubricité est aussi le désir & l'amour du mélange des corps. » (Rovere)
  • ou encore (Moreau): « De même, la lubricité est désir de mêler les corps dans l'étreinte. »

La seconde traduction semble toutefois supérieure pour la compréhension fine du sens. Retenons déjà ce "de même" qui donnera lieu à une plus ample réflexion ci-après.

Dans le glossaire (Moreau, 649), libido est traduit de deux manières:

  • lubricité,
  • pulsion.

Le terme libido peut, en latin classique, désigner

  • soit un désir ou une envie en général (sans "tonalité péjorative") sexuelle donc, comme si cela était péjoratif de parler de sexualité... − remarque perso ! –
  • soit un désir déréglé, un désir effréné voire un caprice irrationnel,
  • soit enfin, particulièrement, la sensualité ou la débauche.

Bref, cette note fait progresser notre compréhension du terme latin, assez fréquent dans l'usage général en français. Ça a l'air touchy ce terme "en latin classique", présenté comme cela. Ce que je ne sais pas: est-ce le latin classique ou le rédacteur de la note qui est touchy ?


Deuxième terme: De même

L'adjectif libidinosus, continue la note 203, peut signifier

  • soit capricieux & arbitraire
  • soit plus précisément, débauché.

L'adjectif est absent des passiones animae de Descartes, nous apprend encore Moreau. Il n'apparait qu'une seule fois dans l'Éthique (Eth. II, prop. 82) pour traduire brutal. Descartes mentionne la passion qui anime "un (homme) brutal pour une femme qu'il veut violer". Moreau conclut: « Le mot français insiste sur la violence, & non pas sur l'affect lui-même. » n 203 p. 574. Ok, & alors ? Descartes aurait-il tort ? Non, hein ! Tout rapport sexuel non consenti, toute pénétration non accueillie joyeusement est d'une violence extrême. Donc, la mise de côté de cette brutalité même ne sied pas à une lecture du réel tel que nous le vivons au XXIe siècle.

C'est en partant de cette brutalité qu'une réflexion a mûri sur Nulle Part afin de mieux nommer ces quatre excès, en tenant compte d'apports médicaux postérieurs au XVIIe, économiques, avec Marx & Engels; juridiques enfin.

Le latin de ce 48e affect, tel qu'il apparait dans Moreau (p. 336): « Libido est etiam cupiditas & amor in commiscendis corporibus. »


Un goût de trop peu s'était immiscé entre les deux traductions retenues, Rovere & Moreau. D'où l'idée de vérifier comment les autres traducteurs s'en sortent avec cet etiam. Ces comparaisons de traductions ne semblent pas communes parmi les spécialistes de Spinoza, comme si chacun·e détenait sa (part de) de vérité & tenait à la proposer en l'isolant. Pourtant, cette comparaison projette parfois quelque lumière sur des options silencieuses. J' en ai pris le goût dans certains de mes enseignements passés à de futurs traductrices & traducteurs, chaque fois que cela était possible, de leur en présenter plusieurs versions, notamment en traduction générale.

-- Tableau 2: Traduction de la définition du 48e affect, libido --

Traducteur « Libido est etiam cupiditas & amor in commiscendis corporibus. »

É. Saisset, 1842

La Lubricité est aussi un Désir et un Amour de l’union des corps. 

C. Appuhn, 1927

La Lubricité est aussi un Désir et un Amour de l'union des corps. 
R. Misrahi, 1988 La Luxure est aussi un Désir et un Amour de l’union des corps. 
B. Pautrat, 1988
& 2010
La Lubricité est également Désir & Amour de s'accoupler des corps.
A. Guérinot 1930 &
R. Caillois, 1954
L'appétit sexuel (libido) est aussi le désir & l'amour de l'union des corps.
A. Suhamy, 2020 ? La lubricité est aussi un désir et un amour de l’union des corps. 
P.-F. Moreau, 2020 De même, la lubricité est désir de mêler les corps dans l'étreinte. 
M. Rovere, 2021 La lubricité est aussi le désir & l'amour du mélange des corps. 

 

Six aussi, un également (Pautrat) & un De même (Moreau); ce dernier est de plus antéposé dans la traduction & est seul à le faire. Il semble suggérer de ne pas faire porter cette adjonction sur désir & amour mais sur le groupe de trois excès qui précède libido. Moreau a ce « mêler les corps dans l'étreinte », ce qui est très élégamment dit.

Je n'ai pas poussé plus loin la comparaison en l'étendant aux traductions de l'explication que Spinoza adjoint à cette dernière définition des affects.


En soi, le groupe de quatre excès reste fort proche de certains péchés religieux. Une trop grande fidélité au texte latin du XVIIe siècle, probablement différent dans ses usages du "latin classique" me laissait un arrière-goût. Brutal, chez Descartes, attire à lui  le non consentement, donc viol comme traduction, non ? J'ai donc tenté d'amplifier le mouvement au groupe des quatre excès.

-- Tableau 3 D'excès en dérèglements --

Quatre excès chez Spinoza Mis à jour en dérèglements Domaine

 1. Gourmandise

1. Boulimie, assuétude physiologie humaine

 2. Ivrognerie

2. Alcoolisme, assuétude Physiologie humaine
 3. Cupidité 3. Capitalisme Théorie économique
 4. Libido 4. Étreinte / Pulsion / Viol Droit pénal

Dans les définitions d'affects spinoziens, libido désigne un affect qui serait donc à mettre en parallèle avec gourmandise, ivrognerie & cupidité; pour Spinoza, ce sont donc quatre excès. Les traductions "canoniques", qui semblent presque faire l'objet d'un consensus, pourraient peut-être être reconsidérées en tenant compte de meilleures connaissances acquises depuis les années 1670 en physiologie humaine, en économie & en droit.

Gourmandise L'excès d'aliments ingérés, quand il devient répétitif, conduit au surpoids, à une surcharge pondérale installant une obésité néfaste au corps. Le symptome est une probable mauvaise assimilation corporelle qui induit la prise excessive de poids à cause d'une dilution de la satiété physiologique puis de sa disparition; une boulimie psychologique peut en résulter.

Ne conviendrait-il pas de remplacer gourmandise par boulimie ? Cela éviterait que nous pensions en lisant les traductions proposées à "péché mignon"...

Ivrognerie  Depuis l'époque de Spinoza, la médecine a également affiné & ses outils & son vocabulaire: l'excès d'alcool a prs pour nom alcoolisme.C'est une autre assuétude.

La cupidité est un appât excessif pour toujours plus de gains recherchés. Depuis Marx & Engels, ce travers a pour nom capitalisme. Il s'exerce au détriment du plus grand nombre au profit exclusif de quelques-uns, dont le nombre s'amenuise avec le temps.

Concernant cette libido latine, à côté du désir sexuel approprié, une meilleure attention du monde judiciaire est en train de naitre en désignant le non consentement à l'acte sexuel de la part d'une personne sur le corps de soi a pris pour nom viol & est pénalement punissable.

L'excès dans le domaine sexuel tel qu'il est traité par les traducteurs de Spinoza ne me semble pas assez, voire pas du tout, tenir compte de cet aspect de non consentement; Moreau cite plusieurs passages où lubricité est une traduction adéquate.

  • alors suivi d'un gérondif en latin (libido procreandi, EIII p. 57 sc & libido opprimendi, EIV p. 58, sc);
  • (ou bien) employé seul pour marquer le principe de la conduite humaine la plus commune;
  • par opposition à la conduite de l'humain rationnel. EIV p17sc, EIV app 41 sc, EV p. 42, sc Il est alors traduit par pulsion au singulier ou au pluriel. Pourtant, dans la dernier scolie, & Moreau & Rovere le traduisent bien par désirs, Rovere y attache même, comme pour enfoncer le clou, lubriques. Comme si seul le "trop souvent" était stigmatisé. Ne s'agit-il pas, ni plus ni moins, de l'absence de consentement ?

 MAIS le terme libido reste cantonné à des acceptions signifiant simplement l'envie ou l'impulsion qui conduit un être humain à faire l'amour avec le consentement d'autres humains concernés. Il passe à côté de l'excès, non pas dans le fait de faire trop l'amour mais d'un acte, d'une action non consentie par tous les partenaires.

Ces quatre excès sont peut-être bien ramassés dans un seul proverbe: Qui trop embrasse mal étreint...

Il va de soi que ces réflexions citoyennes, propres au siècle présent, tentent de s'approprier au mieux le texte spinozien en émettant quatre propositions de traduction qui tiennent compte du "de même" antéposé par Moreau. Ces quatre dérèglements ont été définis au siècle d'or hollandais par Spinoza; il tenait compte des connaissances scientifiques accessibles à son époque. Les deux premiers nuisent à l'en-soi, le troisième au corps social dans son ensemble, qu'il lèse gravement, tandis que le dernier, ainsi défini d'une neuve livrée, contrevient tellement gravement aux "bonnes moeurs" que la justice a commencé à moins en tolérer l'impuni. Ces quatre excès/dérèglements sont incompatibles avec le contentement intérieur au soi.


Troisième terme: béatitude

Passons enfin/en fin à la dernière proposition de l'ouvrage en quittant ces définitions d'affects qui se concluent par quatre de leurs excès, quatre désirs excessifs portés au-delà de leur incandescence propre.

La Ve partie de l'Éthique prend fin avec la béatitude. Ce terme est assez peu utilisé dans la langue courante. En français le débat que des traducteurs établissent entre eux promeut une variété assez remarquable pour être présentée  dans ce troisième tableau:

-- Tableau 4: Comparatif de traductions proposées pour Éthique V prop. 42 --

propositio 42 
Beatitudo non est virtutis praemium,
sed ipsa virtus;
nec eadem gaudemus, quia libidines coercemus
sed contra, quia eadem gaudemus, ideo libidines coercere possumus.
B. Spinoza
source: J. Gautier;
ponctuation corrigée
d'après Moreau, 2020, p. 494
La béatitude n'est pas le prix de la vertu,
c'est la vertu elle-même,
et ce n'est point parce que nous contenons nos mauvaises passions que nous la possédons,
c'est parce que nous la possédons que nous sommes capable,
de contenir nos mauvaises passions.

É. Saisset, 1842

Source: www.spinozaetnous.org

La Béatitude n'est pas le prix de la vertu,
mais la vertu elle-même;
et cet épanouissement n'est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels,
mais c'est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels.
C. Appuhn, 1927
Source: J. Gautier
La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même;
et nous n’en jouissons pas parce que nous réprimons nos penchants,
mais c’est au contraire parce que nous en jouissons,
que nous pouvons réprimer nos penchants.
A. Guérinot, in Les classiques en
sciences sociales, UQAC ,1930
La béatitude n'est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même;
et nous n'en éprouvons pas de la joie (gaudeamus) parce que nous réprimons nos penchants;
au contraire, c'est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants.
R. Caillois, in Spinoza,
Oeuvres complètes, Gallimard,
coll. La Pléiade, 1954, p. 595
La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu même ;
et nous n’éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels,
c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs.
R. Misrahi, 1988
Source: site tenu par J. Gautier
La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu même ;
et ce n'est pas parce que réprimons les désirs capricieux que nous jouissons d'elle,
c'est au contraire parce que nous jouissons d'elle que nous pouvons réprimer les désirs capricieux.
B. Pautrat, Éthique, éd. du Seuil,
coll. Points Essais, n° 380,
2010
La Béatitude n'est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même;
et nous n'en jouissons pas parce que nous maitrisons nos passions,
mais c'est au contraire parce que nous jouissons d'elle que nous sommes en mesure de les maitriser.
J. F. Billeter, Esquisses, 2017,
p. 94
La béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même ;
et nous ne nous en épanouissons pas parce que nous réfrénons nos appétits sensuels,
mais c’est au contraire parce que nous nous en épanouissons que nous pouvons réfréner nos appétits sensuels.
A. Suhamy, 2020 ?
La béatitude n'est pas le prix de la vertu,
mais la vertu elle-même;
& si nous en éprouvons la jouissance, ce n'est pas parce que nous contrarions nos désirs,
c'est au contraire parce que nous en éprouvons la jouissance que nous pouvons contrarier les désirs.
P.-F. Moreau, 2020, p. 495
La béatitude n'est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même;
& nous n'en jouissons pas parce que nous contrarions nos désirs lubriques.
C'est l'inverse, c'est parce que nous en jouissons que nous pouvons contrarier nos désirs lubriques.
M. Rovere, 2021, p. 855

 


Syntactiquement,

  • le maniement de la négation à l'entame de chacune des deux propositions
  • et l'usage de pronoms en français destinés à éviter les répétitions d'autre part obscurcissent légèrement le propos tenu tout en le densifiant.

Moreau est le seul à nous proposer d'alléger quelque peu cela dans la deuxième proposition (après le point-virgule). Cela a un prix toutefois comme vous pouvez l'apprécier dans l'avant-dernier bloc du second tableau.

Cette dernière proposition de l'Éthique concentre en elle

  • d'une part un double renversement de perspective portant sur vertu & béatitude (proposition avant le point-virgule),
  • & d'autre part implique une conversion du regard que nous posons sur l'argument CAUSE/CONSÉQUENCE de cette béatitude même.

En rhétorique, réfuter avant même d'avoir établi des bases fermes pour un argument

D'une manière générale, il me semble de puis longtemps un peu vain de vouloir d'abord réfuter un argument alors qu'il n'a pas encore été présenté. C'est une façon de procéder assez constante de commencer par contrecarrer ce que l'argument présenté après réfute. Comme s'il n'existait qu'une seule façon d'amoindrir ce que l'auteur se propose d'argumenter sous nos yeux ébahis. Comme si l'auteur voulait laisser dans l'ombre d'autres propositions qui seraient davantage déstabilisantes pour son propos. Ce procédé rhétorique contribue très souvent à obscurcir son propos plutôt que de l'éclairer.

Il s'agit dès lors de façon pragmatique d'alléger le propos en séparant les éléments d'une argumentation à deux têtes si nous souhaitons nous approprier la totalité de l'argumentation de Spinoza. 

Pensiez-vous, par exemple, que la béatitude récompensait le processus d'être devenu vertueux avant de considérer la proposition de Spinoza ? En écartant ce que vous pensiez peut-être déjà sur le sujet, voyons directement ce que Spinoza propose:

La vertu que représente la béatitude spinozienne, ce contentement intérieur, agit en nous de manière joyeuse.
≡ Le contentement intérieur est une vertu agissant en nous de manière joyeuse.

Cette jouissance vertueuse même nous rend davantage capables de maitriser, à des degrés divers, nos affects. Spinoza en a établi un catalogue qu'il voudrait le plus exhaustif possible, en l'état des connaissances médicales de son époque, dans l'appendice de la 3e partie de l'Éthique.

Dans mon utilisation personnelle du ressenti de cet ancrage joyeux en soi, le contentement intérieur pérenne tient son rang par rapport à béatitude,


Avant cette dernière proposition, Spinoza avait préalablement pris soin de définir ce qu'il entend par béatitude dans E4, app ch4. Traduction Moreau:

« ... [C]e qu'il y a de plus utile dans la vie est de rendre autant que nous le pouvons, l'intellect ou la raison plus parfaite & c'est précisément en cela que consiste le bonheur suprême ou béatitude de l'homme. »


Réorchestration personnelle:

Spinoza considère que le bonheur suprême pour un être humain, sa suprême félicité, consiste précisément à parfaire autant qu'il le peut son entendement, son intellect ou encore sa raison♦ Ce perfectionnement même est l'antre de sa satisfaction intérieure; elle s'alimente grâce à sa connaissance intuitive croissante de la nature♦ C'est grâce à cette compréhension allant en s'améliorant de façon continue que s'entretient sa satisfaction intérieure propre♦ Le corps s'y tient intérieurement content♦ (retouches, 24 2 22)


Traduction Rovere:

« ... [C]e qu'il y a de plus utile dans la vie est de rendre, autant que nous le pouvons, l'intellect ou la raison plus parfaits, & c'est précisément en cela que consiste le bonheur suprême ou béatitude de l'homme. Car la béatitude n'est rien d'autre que l'acquiescement du coeur, qui nait de la connaissance intuitive de [la nature]. Or perfectionner l'intellect, cela aussi n'est rien d'autre que comprendre [la nature], & les attributs de [la nature], & les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. Voilà pourquoi la fin suprême de l'homme qui est conduit par la raison, càd son désir suprême, par lequel il s'étudie à modérer tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir adéquatement lui-même, ainsi que toutes les choses qui peuvent venir de son intelligence. » p. 743-5


Quatrième terme: & la vertu ?

Moreau, n. 225 cite Lodewijk Meyer, un ami proche de Spinoza: « Le premier principe de l'éthique est de rechercher son utile propre. La vertu est la volonté constante de l'esprit de chercher ce qui lui est utile à partir de l'entendement vrai. »

Ce premier principe exprime un vouloir qui ne faillit jamais. La recherche de l'utile constitue une quête de nature spirituelle.

Meyer continue: « Le vice consiste pour l'esprit à chercher ce qui lui est utile à partir de l'opinion.

-- Tableau 5: L. Meyer sur le vice à la vertu --

VERTU VICE
 L'esprit part
 de l'entendement vrai de l'opinion
pour chercher ce qui lui est utile.

 

La note 226 cite un extrait du TTP IV, 4, de la main de Spinoza donc (traduction aux PUF, tome 3): « Puisque la meilleure partie de notre être est l'entendement, si nous voulons vraiment chercher notre utile propre, nous devons certainement, avant toute chose, nous efforcer de perfectionner l'entendement dans la mesure du possible. »

Qu'en peu de mots cela est bien dit par ces deux auteurs & leurs traducteurs. Ces deux notes citent deux oeuvres extérieures & complémentaires: L. Meyer faisait partie du Clan Spinoza & le TTP précède & annonce l'Éthique.

Nous est ainsi offert d'apprécier dans le contentement intérieur ce qu'il y a de vertueux en cherchant sans cesse l'utile propre au soi, en usant d'un entendement adéquat, vrai. Lire dans le contraste établi entre entendement & opinion offre une possible grille de décodage des innombrables fake news qui intoxiquent nos univers singuliers. (Voir l'analyse fouillée qu'offre Wikipedia de ce concept délétère, l'infox)


Wrap-up

Quand Spinoza & ses amis concoctent cet ensemble au XVIIe siècle d'or hollandais, le texte aboutit à une mise à jour radicale de la pensée à leur époque; celle-ci n'était pas prête à s'y confronter. Trois siècles & demi plus tard,

  • un herem confirmé, toujours en vigueur donc
  • & une mise à l'index par le Vatican levée, elle,

il n'est, je suppose, pas interdit (même par la doxa prônée par les historiens de la philosophie)

  • de réfléchir sur le vocabulaire employé en latin
  • ni de comparer les traductions en langue française.

C'est ce à quoi je me suis amusé ici. Je vous en ai proposé cette mise à jour personnelle, qui n'a évidemment aucune légimité pas plus qu'elle n'est l'expression d'une volonté d'en acquérir une. Un corpus réflexif se développe à l'ombre d'un texte philosophique, voilà tout. Ce développement vise à tester des hypothèses sur des concepts établis de manière ferme dans l'Éthique & bien analysés par les philosophes professionnels, ce que je ne suis pas. Cela dit, en étudiant sérieusement ce texte d'un point de vue linguistique & terminologique, un éclairage autre apparait parfois. Cette étude me tient intérieurement content. Ce propos suffit pour l'instant au corps de soi...


Les tableaux 1 & 4 figuraient à l'origine dans un essai consacré aux Esquisses de Jean François BIlleter. Ils en ont été extraits pour souligner l'apport des trois dernières traductions en date. Cette note amplifie le propos en tenant compte de neuves avancées offertes par deux traductions annotées postérieures aux Esquisses billeteriennes.

 

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