ll est quelques plumes bien conduites & ultracontemporaines auxquelles la confiance s'accorde. Elles nous sont aimables. Celle de J. F. Billeter est de celles-là. Sa fidélité aux éditions Allia est remarquable &, réciproquement, la fidélité de l'éditeur G. Berréby l'est tout autant. Les oeuvres complètes de J. F. Billeter construisent une lecture possible de l'universel à laquelle, d'une plume très acérée & admirablement concise 43-44, il nous convie de prendre connaissance afin de décider en conscience si nous poursuivons le chemin en sa compagnie.
D'oeuvre en oeuvre s'affine l'épure philosophique d'une vision au ciselage de très grande facture. Quelques raideurs, sans plus; qui n'en a pas ? Rien d'alarmant ! En moins de cinquante pages, il sublime une forme philosophique propice à éclairer notre chemin propre. Il en avait déjà semé de très précieuses gemmes, notamment dans Esquisses, Un paradigme & Tchouang-tseu dans ses oeuvres.
Se cherche encore sur Nulle Part une manière sans redites de présenter ce nouvel opus dont la brièveté même est un défi lancé !
Un avis circonstancié/circonstanciel sur le site Nonfiction, de la main de Benjamin Caraco. J'extrais ceci:
« Dans Le Propre du sujet, Billeter renvoie régulièrement à ses précédents livres – sur la philosophie, l’Europe ou sa traduction de Lichtenberg – comme s’il éprouvait le besoin de répéter sous des formes différentes sa pensée afin qu’elle soit mieux comprise. L’essai peut également se lire par endroits comme un droit de réponse à certaines critiques bienveillantes – sur la brièveté de ses livres, sa conception philosophique ou certaines de ses propositions politiques qualifiées d’optimistes. En cela, Le Propre du sujet s’apparente à une postface de son œuvre prise dans son ensemble ; le livre est donc relativement dépendant d’une connaissance de ses travaux antérieurs. L’essai prend une tournure plus personnelle lorsqu’il évoque sa conscience d’Européen, en lien avec la ville de Bâle, où il est né, et, comme il le rappelle dans une digression, où a vécu le « premier » Nietzsche, professeur de grec et critique de talent, avant de devenir durant la seconde moitié de sa vie un « mauvais philosophe ». Ce passage, particulièrement original et intéressant, complété en annexe par une traduction d’un extrait d’Humain, trop humain du même Nietzsche par Billeter, mériterait d’être poursuivi lors d’un prochain opus.
Quel que soit le sujet traité, Jean François Billeter donne l’impression de disposer d’une pensée globale et cohérente, empreinte d’une grande humanité, où philosophie et sinologie sont étroitement liées. Ses essais, toujours concis et parfois très brefs, n’en sont pas moins denses et donc parfois difficiles à résumer dans le cadre de l’exercice du compte rendu, invitant en creux le lecteur à les découvrir par lui-même. »
Je n'ai personnellement pas l'impression que J. F. Billeter se répète mais qu'il [s'] approfondit.
Richard Blin (membre de la rédaction du magazine de littérature contemporaine Le matricule des anges), de son côté, consacre une très belle chronique à la palette des trois essais parus au même moment (n°223, mai 2021, p. 8). Il y a saisi l'essentiel. Sur cet opus-ci, ceci:
« Jean François Billeter nous propose dans Le propre du sujet une réflexion pour sauver
- non seulement notre liberté de juger
- mais la capacité de le faire.
Autrement dit, sauver l'exercice de la pensée.
- Non pas la pensée des "penseurs"
- mais "la faculté que nous avons
- de nous arrêter
- & de nous laisser surprendre par quelque chose qui se forme en nous: une intuition, une idée, un enchainement d'idées."
Dans un monde où nous commençons par ne pas penser par nous-mêmes en adoptant le langage du milieu où le hasard nous a fait naitre, & dans une société où les vies se réduisent à l'instant, privant la pensée du temps, il est plus qu'urgent d'agir en luttant
- non pas contre tout ce que nous ne voulons pas,
- mais pour ce que nous voulons.
Un acte relevant " non de la volonté mais de l'intellection". D'où l'urgence
- de retrouver un sens de la vision
- & de travailler à ce que chaque sujet " se forme par lui-même & pour les autres. »
Tant de choses bien dites en peu de mots. Richard Blin rend ainsi un hommage appuyé à l'excellence de la plume billeterienne au moyen de la sienne propre, qu'il a fort précise, lui aussi.
En écartant la parenthèse bâloise qui tient en douze pages bien circonscrites par l'auteur(28-39), & est bien intéressante par ailleurs, les propos sur le propre du sujet construisent une VISION qui se précise toujours davantage, de livre en livre. Cette VISION repose sur une activité du corps qui déroule des phénomènes. Chaque phénomène devenu conscient , càd dont l'intensité consciente atteint un certain degré, « apparait le sentiment du je. » Le sentiment du je apparait à l'occasion de la manifestation d'un phénomène qui résulte d'une activité de notre corps. Ce sentiment du je substitue « le propre de ce que » J. F. Billeter & nous, ses lectrices, ses lecteurs à sa suite, « appelons le sujet. » 11
Comment observer la manifestation consciente de phénomènes résultant de notre activité ? Deux méthodes:
- L'arrêt de l'intention 8 - 9 L'auteur définit l'intention comme « la tension dans laquelle nous vivons la plupart du temps ». Pourquoi cette tension ? « Parce que nous tendons vers
- ce que nous devons
- ou ce que nous voulons faire. »
Suspendue, la tension crée un temps de pause durant lequel cette VISION peut prendre forme en réfléchissant, en imaginant, en nous abandonnant à la rêverie ou en percevant mieux ce qui se passe autour de nous.
Durant cet arrêt, «
- nous cessons de nous mouvoir,
- notre respiration ralentit,
- notre visage se détend,
- notre regard se perd.
C'est cet arrêt [de l'intention] qu'il s'agit de cultiver. »
- La seconde méthode consiste à désactiver le langage; même à le maintenir désactivé pour prolonger nos observations, pour circonscrire un danger, celui de recourir « à des notions convenues qui ramèner[aient] l'inconnu au connu & fer[aient] que, satisfaits à bon compte, nous cesser[i]ons d'observer. » 9
En réactivant ensuite le langage, la prudence nous fera veiller « à choisir les mots qui rendront de façon la plus juste ce que nous aurons VU. » 10
Ces quelques mots désignent des gestes que l'activité du corps pense en conscience en vue d'en intégrer les apports en soi avant d'entreprendre la compréhension des mondes dont sont faites les diverses strates du réel auxquelles le soi a accès.
Les quatre thèses
L'intégration d'un geste neuf perfectionne l'activité d'un corps. Cela donne lieu à la première thèse que formule l'auteur pour résumer ce qu'il a appris:
- « Le sujet se forme par intégration de l'activité, donc par un perfectionnement. » 16
- La deuxième thèse: « En se perfectionnant [par intégration de son activité], [le sujet] progresse
- dans la connaissance des lois de son activité,
- donc dans la connaissance de lui-même. Cette connaissance favorise inversement son perfectionnement. » 17
- La troisième thèse: Le sujet est d'autant plus libre « qu'il agit selon une nécessité propre plutôt que par une nécessité imposée du dehors. Plus [le sujet] avance [progresse] dans l'intégration de son activité, donc dans son perfectionnement, plus [le sujet] agit selon sa nécesité propre, & donc plus il est libre. » 17
- La quatrième thèse: « C'est son besoin essentiel en même temps que son désir essentiel d'aller vers plus de perfection, d'action nécessaire & donc de liberté. »
Je ne comprends pas inversement dans la deuxième thèse. Il semble s'agir d'un cercle vertueux, d'une boucle de rétroaction positive, « plus la connaissance des lois qui régissent l'activité du corps du sujet augmente, plus la connaissance affinée de soi s'affine & dès lors plus l'activité du sujet se perfectionne. »
À la faveur d'une relecture de mes notes de carnet (n° 189), deux mois & ½ plus tard (7 5 21), l'inversion a fait son petit bonhomme de chemin. Voici ce qui en résulte: D'abord, dans la phrase en rouge ci-dessus, je propose de remplacer inversement par en retour; cela donne: « Cette connaissance favorise en retour son perfectionnement. »
En effet, dans la deuxième thèse, deux perfectionnements sont à l'oeuvre.
- D'une part, l'ACTIVITÉ du sujet, en se perfectionnant, progresse
- à la fois en connaissant mieux les lois qui régissent son activité propre,
- & en connaissant mieux le soi propre;
- d'autre part la CONNAISSANCE qu'acquiert le sujet favorise en retour le perfectionnement de soi
- en perfectionnant son activité,
- en posant des actes de manière mieux intégrée,
- par exemple par une meilleure prise en main de la scie,
- ou par une meilleure attention portée à tenir le plan de travail en cuisine propre.
Il aura fallu deux mois donc pour que le franc (suisse) tombe.
Besoin & désir (quatrième thèse) concourent ensemble à la liberté du sujet. C'est quand le besoin & le désir se désacouplent, comme on le dit d'une engrenage qui tourne à vide, que l'insatisfaction du sujet grandit.
« Ces [quatre] propositions ne valent que par l'observation qu'elles suggèrent, que chacun/chacune peut faire par elle/lui-même & qui conduisent, si j'en suis juge, à l'idée juste du sujet évoquée au début de cet essai. »17