L'ÉCRITURE PERTINENTE
L'écriture de Jean François Billeter touche par sa pertinence. Chaque lecture glane dans ce qu’elle lit ce qui la nourrit. Voici la mienne.
Le sinologue, dont l'oeuvre s'approfondit sur Nulle Part, remonte à la racine des choses, éclaire l'objet étudié, tels le dialogue du chapitre III du Tchouang-tseu entre Confucius et son disciple préféré. En filigrane se précisent des enseignements susceptibles d'importer à notre époque et à l'occident. C'est là que le philosophe épaule efficacement le sinologue pour illuminer de ces deux compétences une voie possible de sortie par le haut (bien esquissée par ailleurs), balisée ici par des dialogues du Tchouang-tseu qu'il décortique pour nous. Il nous en propose une traduction neuve, voire même novatrice, probablement jugée radicale par d'autres sinologues.
Il nous explique les raisons d'être d'une traduction, par exemple le tao que d'autres traduisent uniformément par la voie; JFB, lui, en donne selon le contexte quatre autres traductions:
- le fonctionnement des choses,
- la méthode (Voir De la Chine),
- l'action,
- l'acte (dans Études 88)
- tout en conservant également la voie.
ATTRAIT POUR LES EXÉGÈTES DONT LA DÉMARCHE INSPIRE CONFIANCE
Il est fascinant de s'immerger de la sorte dans la matrice d'un texte historique chinois (le Tchouang-tseu), guidé par un exégète qui dévoile ses interprétations de façon transparente. Je ne sais pas s'il a raison, je n'y connais rien. J'admire toutefois la qualité des démarches, des arguments qu'il déploie au fil des pages, sa bibliographie rigoureuse; il émane de ses écrits un parfum d'authenticité qui inspire confiance. Le plaisir de lecture est grand: le style est dépouillé, ne jargonne jamais, est explicatif là où la nécessité s'en fait sentir, donc sans excès.
La qualité de la démarche exégétique de JFB retient l'attention; cela a été le cas pour d'autres lectures: Catherine Despeux pour les textes taoïstes chinois, Lilian Silburn pour les tantra shivaïstes du Cachemire ainsi que la kundalinî et Robert Misrahi pour Spinoza. Ce dernier constitue d'ailleurs un pont possible entre J. F. Billeter et R. Misrahi: tous les deux s'intéressent de près à l'Éthique, avec des mises en perspectives différentes.
LE COMMENCEMENT DES CHOSES
L'étude par JFB du commencement des choses est un cadeau plaisant. La citation complète: 18 4 14... « à 74 ans, … je me tourne vers autre chose, vers le commencement des choses. Je l’étudie. C’est une nouvelle jeunesse, différente de la première. » Une Autre Aurélia (UAA), 63
Esquisser ainsi le peu de choses qu’il sait, celles qu’il a formulées avec précision une fois découvertes, peuvent convenir au propos d’une vie, la sienne et par ricochet la nôtre le temps de notre immersion dans cet univers multifacettes tel qu'il s'offre à notre approfondissement sous sa plme. Ces réflexions personnelles dans Une Autre Aurélia, ces Leçons, ces Esquisses, ces Études, ces Notes créent de nombreux repères par « l’expression claire des choses simples & vérifiables » UAA, 73. Ces flux peuvent en alimenter d’autres, ils convergent sur Nulle Part en étoffant le réseau de ses référentiels propres.
L’auteur a entrepris d’ériger des passages, des ponts, des raccourcis et des voies simples aux parages de nos chemins personnels entre la Chine de Tchouang-tseu et le commencement des choses. Sa plume authentique éveille la sympathie naturelle.
« Ce que l’on pas reçu au début de la vie,
il ne faut pas l’exiger plus tard, mais le donner.
C’est une faute de l’exiger comme un préalable à tout échange,
pire encore d’en faire un motif de rétorsion ou de vengeance.
Il faut donner, réamorcer l’échange… » UAA 23 5 15 p. 81-2
DÉMARRAGE HYPNOTIQUE
La première des quatre Études démarre sur les chapeaux de roues en éclairant sept dialogues du Tchouang-tseu au moyen de l’hypnose éricksonnienne de façon explicite. Cet angle de prise de vue est pour le moins original. Cette approche actualise en quelque sorte, pour le XXIe siècle, les lectures plus convenues de ses prédécesseurs, notamment les très nombreux exégètes chinois pendant plus de 2200 ans, que l’auteur semble bien connaître, au vu des nombreuses allusions dont il parsème son texte.
Les quatre chapitres de cette étude s'emploient à établir ce rapprochement: ils sont intitulés
- Sept dialogues
- Non-pouvoir et non-vouloir
- La mission de Yen Houei
- Arrêt, vision et langage.
Enfin, C’est dans un des Compléments que la synthèse sur l'hypnose s’opère en 15 pages.
Je ne m’attendais pas à assister à cette rencontre entre le Tchouang-tseu et Erickson ! Le Tchouang-tseu en devient du coup extrêmement contemporain. Donc universel, comme le sont tous les grands textes.
TERMINOLOGIE
Un des « Compléments » aux Études sur Tchouang-tseu est consacré à l’hypnose donc 229-245.
Le plan de ce Complément intitulé Sur l'hypnose est le suivant:
Introduction 229
L'auteur y précise « deux explorations qui n'ont pas cessé ... de retentir l'une sur l'autre »: la première concerne le Tchouang-tseu et la seconde concerne explicitement le domaine de l'hypnose qu'il a « cherché à mieux connaitre » en lisant « les ouvrages de François Roustang et Milton H. Erickson. » Ils figurent dans la bibliographie de l'ouvrage.
L'hypnose et le Tchouang-tseu
La conception du sujet 232
Une esquisse 238
[Définir] 242
- Hypnose
- Corps
- Imagination
- Conscience
- Liberté
L'auteur précise le sens de cinq termes qui bénéficient de définitions claires; les voici dans l’ordre où elles apparaissent (242-3). Sur Nulle Part, la terminologie notionnelle, cet art de la définition opérante, est un plaisir qui émane d’une longue fréquentation professionnelle.
1. HYPNOSE: l’ensemble des régimes d’activité dans lesquels la conscience, bien qu’éveillée, s’abstient d’interférer avec l’activité spontanée du corps.
2. CORPS: « Par ‘corps’, nous entendrions, non le corps anatomique ou le corps objet, mais le corps propre, que nous définirions de la façon la plus ouverte possible, comme "la totalité des forces et des facultés, connues et inconnues, qui sont en nous’’. Le corps ne serait pas une chose, mais l’ensemble (non limité, non-limitable) de l’activité qui porte notre conscience. Il serait l’ensemble de l’activité qui nourrit notre vie consciente tout en l’excédant de toutes parts. Cette définition rendrait superflue la notion de l’inconscient. »
Une convergence sur l’inconscience avec R. Misrahi en suivant ce lien. (Mais les psychanalystes ont-ils repéré ce rapprochement ? L’inconscient serait-il une inconscience, une forme d’inconséquence…)
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De plus, dans une note, l’auteur attire aimablement notre attention, facilitant dès lors le rapprochement, sur la présence d’une définition analogue à la page 50 des Leçons.
La voici:
CORPS: « Notre esprit est la cause de nos errements & de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps anatomique ou le corps objets, mais comme la totalité des facultés, des ressources & des forces connues et inconnues de nous, qui [sont en nous] et portent notre activité. Le corps ainsi conçu est notre grand maitre. »
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Dans Esquisses, l'auteur appelle corps cette partie d'ombre et de nuit qui est la part majeure de nous-même. Le moteur ordinaire du corps semble avoir été bien capté par l'auteur. Il cerne la complicité que la conscience, qui en fait partie, peut néanmoins établir avec lui.
Le corps pense
L'Occident s'est accroché à la déduction; l'Orient, lui, induit. Le corps pense: « La conscience prend connaissance de la pensée qui se forme dans l'activité du corps [émergeant] dans sa sphère éclairée. » 34
Réfléchir, c'est donner le temps nécessaire à la pensée de faire son travail. Quand une décision est difficile à prendre, un débat contradictoire s'instaure dans la sphère éclairée de la conscience. Même dans ce cas, c'est le corps qui tranche. 36 La conscience reçoit les effets de l'imagination (la mise en images). La conscience est une puissance du corps. La conscience reçoit cette puissance du corps et n'en est pas la source. Tout est important dans cette définition du corps.
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Dans Un paradigme, il aborde la définition du corps par un autre angle, celui des énergies qui nourrissent & soutiennent notre action:
Corps: « l'ensemble des énergies qui nourriront & soutiendront mon action. » I n°3 p 13-14
3. IMAGINATION: une faculté essentielle du corps; c’est par elle que le corps se manifeste à la conscience.
Reformulons: le corps se manifeste à la conscience par l’imagination qui est une faculté essentielle du corps. « Elle est notre bien le plus précieux et la source de notre liberté. » Études, 243
L'auteur précise sa définition dans un autre ouvrage, Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie I, 20: L'imagination est la faculté de susciter en nous, de produire ou de laisser se produire en nous, à partir d'élements épars, une SYNTHÈSE porteuse d'une signification.
Plus loin (II, 45), il poursuit: « Concevoir la nature humaine, & par voie de conséquence la forme de société susceptible de lui convenir, est nécessairement UN ACTE DE L'IMAGINATION, définie comme dans le paragraphe précédent.
L'expérience du sujet inclut notre capacité de « nous renouveler, de redéfinir notre rapport à nous-mêmes, aux autres & aux choses » (II, 48), c'est-à-dire en y incluant une dimension d'inconnu (II, 49). »
L'expérience du sujet inclut également « notre capacité de susciter l'évènement, c'est-à-dire de créer par un acte une situation sans précédent déterminant l'avenir de façon irréversible. » Pour nous représenter cet act correctement, il est nécessaire d'inclure dans notre idée du sujet une dimension d'inconnu. » II, 49, note de bas de page.
4. CONSCIENCE: Ceci n’est pas à proprement parler une définition mais ce paragraphe aide à s’en approcher; « Si l’on admet que la conscience doit se laisser instruire par le "corps" et que toutes les transformations qui se produisent en nous sont l’effet de "l’imagination opératoire", on voit aussitôt de quoi la société actuelle est malade. Elle est dominée par un paradigme qui postule au contraire la primauté de la conscience, du contrôle, du savoir et de la représentation. » La conscience y est asservie. Il devient de plus en plus difficile de « suivre les instructions du corps et de l’imagination, ou seulement de les entendre.
Coupée de ses ressources essentielles, elle ne peut ni évoluer, ni se transformer.
L’impuissance, la frustration et l’angoisse généralisées qui en résultent sont traitées par des palliatifs qui accroissent notre dépendance et nous coupent encore plus de nos propres ressources. »
Ceci encore sur la conscience figurant à la fin du premier chapitre des Études: la CONSCIENCE a deux caractéristiques: elle est énigmatique (c’est-à-dire obscure et secrète, d’après le dictionnaire des synonymes de H. Bertaud du Chazaud) et fragile.
« Le sentiment de maitrise que nous donne notre conscience est trompeur. La CONSCIENCE ne nous assure pas le moyen de dominer notre destin ni même de bien régler notre vie. » 39
Reprise: La conscience peut nous tromper si elle nous donne le sentiment de maitriser [le cours des choses] en nous enfermant dans cette illusion comme dans une bulle. Elle nous rend aveugles.
Il nous faut [alors] admettre l’impuissance de toute action consciente pour dominer notre destin et bien régler notre vie.
TOUTEFOIS « nous avons en nous des forces susceptibles d’agir à sa place. » Il nous revient « de les laisser agir et pour cela ne pas vouloir agir soi-même. » 39
JFB conclut: [Tchouang-tseu] « s’est en outre aperçu que ces forces nous permettent d’agir sur les autres, de recevoir en nous leur action. Ces forces forment le fond vivant de nos relations avec autrui. » 39
5. LIBERTÉ: plutôt que de concevoir la liberté comme « le pouvoir de choisir entre deux termes, … nous pourrions … la concevoir comme le surgissement nouveau qui se produit parfois en nous quand une transformation de notre vie est devenue nécessaire ».
J F. Billeter trouve « chez Tchouang-tseu une pensée du surgissement créateur » qu'il situe dans le sujet individuel ... car « dans les faits, le surgissement a toujours pour lieu le sujet individuel. » Notes, II, 40.
Surgir, c'est éclore, apparaître sans que le sujet individuel y soit nécessairement préparé; cela émerge de soi, on en fait le constat pour soi.
Voilà une série de formulations susceptibles d’approfondir notre connaissance et de stabiliser le corps dans une meilleure disposition vis-à-vis de soi. Il semble nécessaire de croiser les apports d'un ouvrage à l'autre dans ce Traité De la Chine, aux douze volumes. Voir ici ou là pour la même carte mentale qui s'essaie à structurer les angles de prises de ces différents ouvrages. En agissant de la sorte, cela pourrait enrichir notre imprégnation, nous intégrerions de mieux en mieux les apports philosophiques pour soi, une fois la synthèse aboutie.
NULLE PART EXPLORE
Jean François BILLETER est, après Spinoza, R. Misrahi et A. Berque, le philosophe dont l'oeuvre s'approfondit de façon continue grâce aux éditions Allia. Pour l'instant, dix-sept essais lui sont consacrés. Il entérine un intérêt personnel pour les philosophies de l'Asie: ici la Chine, dont les arcanes complexes s'explorent également par la lecture d'ouvrages de C. Despeux tandis qu'A. Berque est géographe, en spécialiste du Japon, nous initie à cet autre pays asiatique: son oeuvre, d'un abord plus compliqué, a été explorée ici même; les philosophies de l'Inde avaient d'abord été explorées, notamment en compagnie de L. Silburn.