Bréviaire de l'éternité dans Les mondes de Vermeer

 

Jean-Clet Martin, philosophe lumineux, en 2011, et Pierre Sterckx, historien de l'art à l'approche novatrice, en 2009, ont tous deux consacré au peintre hollandais Jan Vermeer une monographie: Spinoza tisse dans les deux ouvrages un lien transparent avec cette peinture habitée par la lumière.

Le mystère dont se nimbe l'existence de ces contemporains que sont Spinoza et Vermeer - tous deux sont nés en 1632 - autorise nos deux auteurs à toutes les audaces. Quand, en plus, elles paient, sont convaincantes: applaudir au creux de son silence fondateur est probablement le recours ultime du lecteur, de la lectrice.

C'est à cet exercice d'applaudissement que cette page est consacrée.


Je savais pour avoir lu des articles de J-C Martin l’excellence de son écriture. Elle va à l’essentiel, sans fioritures, avec effets tels enjambements, abrègements sans jamais devenir opaque.
Il semble d’accord avec R. Misrahi pour voir dans le spinozisme un matérialisme radical. En tout cas, parmi les traductions disponibles de l’Éthique, c’est celle-là qu’il offre en note 15.
« Tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. » est la dernière phrase de l’Éthique de Spinoza. V, 42, scolie.
Que R. Misrahi commente ainsi (reformulation personnelle): En devenant philosophe de la joie et de l’activité réflexive, le sujet accède à une certaine espèce de substantialité. Note 80 p 545.


Avec son Bréviaire pour l’éternité. Vermeer et Spinoza (éditions Léo Scheer, 66p. 2011), Jean-Clet Martin abrège l’éternité en quelque sorte puisque L’ABRÉGÉ est un « ouvrage présentant en (bon) raccourci ce que l'on sait du monde, ... d'un domaine précis du savoir ou de la technique. » Il est pour Nulle Part une autre continuité encore dans la multiplicité des progressions possibles dans l’oeuvre de Spinoza.

Dans Bréviaire V, J-C M se demande, nous demande « comment se libérer de toutes les mauvaises rencontres qui nous asujettissent » 33.
L’effort spinoziste, le conatus, est « un pouvoir trouvant en soi-même la cause. » Mais en même temps il baigne dans un monde qui contrarie ce pouvoir et fait obstacle à son expansion.
Ce qui est cause de soi, ce qui nait à soi, ne s’explique pas facilement, constate-t-il. « Cela ne peut que se comprendre ».
Le regard de grâce de la Jeune fille à la perle peut nous apprendre ce qui est cause de soi. « Ce tableau a ce pouvoir optique de porter le portrait à son point de naissance. »

Cette vérité est à l’âme ce que le conatus est au corps. » 34


J-C M réalise ce tour de force de saisir (et faire saisir) certains concepts utilisés par Spinoza par l’intermédiaire de la peinture de Vermeer, étendant les possibles rencontres  déjà effleurées dans l'essai que P. Sterckx consacre en 2009 au peintre aux PUF.

« Une chose ne peut être détruite que par une cause extérieure. » Eth III, 3. J-C M 41
« Une puissance immanente nous anime et nous porte vers l’intériorité indestructible qui nous constitue. » 41
La saisie de mon essence « ne relève ni d’une procédure expérimentale ni d’un procédé démonstratif. » 42
« L’esprit humain remonte, par une une espèce d’intuition instantanée ou picturale, de l’idée qu’il possède de son corps à l’idée cristalline de toutes les forces extérieures que la nature déploie et avec lesquelles ce corps doit bien composer. »


Chaque corps-conscience est un organisme déployé dans sa consistance. Il le différencie des autres, l’individualise et le porte dans l’existence. Nous n’en disposons pas d’autre.
Le principe auquel ce déploiement de consistance répond n’est ni moral ni nécessaire de façon externe. 45-47
Ce déploiement de consistance répond à un principe interne. J-CM évoque un code génétique, un tableau en mesure de capturer des flux de matières qui ne cessent de se renouveler.
Quand la langue nous fait dirécrire: Il pleut/Het regent/It's raining/I plou, il s’agit d’un devenir impersonnel 46.

Je me promène & il pleut.
Je regarde par la fenêtre
et il semble ne pas pleuvoir.
Pour découvrir par brève incursion extérieure
qu’il y pleut en fines hachures
faites au visage offert,
surpris par la froideur mouillée
faite à son entrée.
L’excursion intérieure
aux confins des mondes possibles
tissés par J-CM entre Spinoza et Vermeer
se vit comme immaculée par l’étonnant constant.


C’est cet impersonnel devenir même qui semble être au coeur de la plasticité d’actions possibles face à la pluie: courir, se réfugier sous abri, ouvrir un parapluie, sortir un capuchon de sa réserve.
Derrière l’impersonnel devenir du « il pleut », les météorologues en cerneront les causes que confirmeront alors des hypothèses émises auparavant. Ils qualifient ainsi l’impersonnel sans le dissoudre.
L’univers tel que le vit Spinoza au XVIIe semble héberger une plasticité au coeur d’un déterminisme qu’une prudence en son siècle lui avait probablement enjoint de ne pas renier. C’est en tout cas la thèse convaincainte de R. Misrahi.
Il a, avec d’autres, poussé plus avant les limites de cet univers pour le rendre indéterminé.
Ce dernier lâcher prise aurait éveillé trop d’animosités chez les contemporains de Spinoza pour qu’il s’y risque.


Impersonnel et indéterminé,
l’univers est plastique,
l’univers est doté d’une plasticité
qui réside en son coeur même,
comme dans la diversité
de nos réponses face à la pluie.


JCM pratique l’art très abouti de l’évocation par frôlement, par vibrations transmises. Car n’est pas bréviariste qui veut…
Cette plasticité qu’il évoque 46 emmène avec elle un référentiel riche de nature scientifique que cet effleurement même peut évoquer ou dissoudre.


« La connaissance de mon corps ... aboutit à une connaissance de son essence, une investigation supérieure et intuitive de cette substance unique qui se modifie selon un ordre et une progression géométriques dont je suis actuellement l'élément mortel (en tant que corps) ... » 49

Spinoza n'a pas attendu que d'autres écrivent sur l'empreinte et la matrice pour y avoir songé trois siècles et demi avant:

« Il n'est pas possible que nous nous souvenions d'avoir existé avant le corps puisqu'il ne peut y avoir dans le corps l'empreinte de cette existence, et puisque l'éternité ne peut se définir par le temps ni comporter aucune relation au temps. Et pourtant nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. » Éth. V, 23, scolie / 49


Chaque bréviaire, l'ouvrage en comporte neuf, facilite, favorise l'émergence de sens, de sens convergents avec d'autres fils poursuivis sur Nulle part, notamment celui de Robert Misrahi. Cet auteur pousse extrêmement loin, dans son oeuvre personnelle, les avancées que Spinoza a lui-même plus qu'ébauchées. Pour notre meilleure joie.

La fin de l'ouvrage se plait à imaginer que les deux hommes, Spinoza et Vermeer, auraient pu se rencontrer: L'astronome, préalablement nommé Le philosophe. Vermeer aurait même pu répondre à un courrier de Vermeer (lettre XXXVIII). Indémontrable étant donné le mystère dont leur vie s'entoure. Toutefois, l'évocation est séduisante, brillamment menée.

Traduction Appuhn  
 

LETTRE XXXVIII À Monsieur Jean Van der Meer,
B. de Spinoza.

Monsieur,

Dans la campagne solitaire où je vis j'ai réfléchi au problème que vous m'avez posé un jour et j'en ai trouvé la solution simple. La démonstration, qui est générale, repose sur ce principe : le jeu est équitable quand les chances de gain ou de perte, c'est-à-dire l'espérance des deux joueurs, sont égales. Cette égalité doit consister en un rapport entre les chances de gain et l'argent que hasardent les deux adversaires. Si donc les chances sont égales des deux côtés, il faut que les enjeux, les sommes hasardées soient aussi égales. Si les chances sont inégales, l'un devra exposer d'autant plus d'argent que ses chances l'emportent sur celles de l'autre et de la sorte l'espérance sera la même des deux côtés. Si en effet A, jouant avec B, a, supposons, deux chances de gagner et une seulement de perdre, tandis que B n'a qu'une chance de gagner et deux de perdre, on voit clairement que A devra hasarder pour chacune de ses chances de gagner autant que B pour sa chance unique, ainsi l'enjeu de A devra être double de celui de B.

Pour montrer cela plus clairement, supposons que trois joueurs A, B, C jouent entre eux avec des chances égales et que tous trois exposent la même somme. Il est manifeste que, les enjeux étant égaux, chacun ne hasarde que le tiers de l'argent mis au jeu et peut gagner les deux tiers et que, puisqu'il joue contre deux personnes, il n'a qu'une chance de gagner et deux chances de perdre. Si nous supposons que l'un deux, disons C, avant le commencement de la partie veuille se retirer du jeu, il devra recouvrer son enjeu, c'est-à-dire le tiers de la masse totale et B, s'il veut acheter l'espérance de C et prendre sa place, devra mettre au jeu autant que reçoit C. A ne peut s'opposer à cette substitution, car c'est pour lui tout un d'avoir contre lui deux chances appartenant à deux joueurs différents ou de courir le même risque avec un seul adversaire. Cela étant, si, alors qu'un joueur étend la main, l'autre doit choisir entre deux nombres avec cette conviction que, s'il tombe juste, il gagne une certaine somme d'argent et en perd une égale s'il tombe à côté, il est manifeste que l'espérance est la même des deux côtés, pour celui qui met à la devine et pour celui qui doit deviner. De même si l'un des deux joueurs doit choisir entre trois nombres et, en cas qu'il tombe juste, doit gagner une certaine somme, et en perdre la moitié dans le cas contraire. L'espérance sera encore la même pour les deux joueurs, si celui qui étend la main donne à l'autre la faculté de faire deux conjectures successives en convenant que, si l'une d'elles est juste, il gagnera une certaine somme et, si aucune ne l'est, il perdra le double. Il y a encore égalité de chance et d'espérance si c'est entre quatre nombres qu'il faut choisir et qu'on ait le droit de faire trois conjectures, devant gagner une certaine somme si l'une d'elles est juste, et perdre le triple si aucune ne l'est. Ou encore s'il y a cinq nombres et que l'on puisse faire quatre tentatives avec chance de gagner un et de perdre quatre. Il suit de là que celui qui étend la main droite, est dans les mêmes conditions que quelqu'un qui, autant de fois qu'il le veut, cherche à deviner un nombre parmi plusieurs et qui à toutes ces tentatives hasarde une fraction de la somme totale mise au jeu dont le numérateur est le nombre de tentatives. Si, par exemple, il y a cinq nombres entre lesquels il faut en désigner un et que l'on ne fasse qu'une tentative, l'enjeu de celui qui cherche à deviner devra être 1/5 celui des autres 4/5; s'il y a deux tentatives ces enjeux seront respectivement 2/5 et 3/5; s'il y en a trois, 3/5 et 2/5; s'il y en a quatre, 4/5 et 1/5; s'il y en avait cinq 5/5 et o/5. Et en conséquence il revient au même pour celui qui donne à deviner de risquer 1/6 du total mis au jeu pour gagner 5/6, qu'il ait affaire au même joueur faisant cinq tentatives ou à cinq joueurs dont chacun fait une tentative comme c'est le cas dans votre problème.

 

98

Spinoza, Correspondance, trad. Appuhn.

Numérisation et ocr : Jean-Luc Derrien http://hyperspinoza.caute.lautre.net

 1196-1197, Spinoza, Oeuvres complètes, La pléiade, 1954, traduction R. Misrahi

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