Syntactiquement, la pensée du philosophe Pierre Macherey est structurée de manière complexe. Il n'est pas rare que l'espace qui sépare deux points s'étende sur un demi-paragraphe. La clarté de sa prose nuancée & solide s'épanouit mieux apparemment dans une période qui pense en marchant, donc commente, relativise, ajoute une précision, tout cela dans un usage très fouillé des ressources d'une ponctuation complexe & sans faille. Le style de l'auteur est construit, presque reconnaissable. Il use de la palette complète des moyens mis à disposition par le français d'un registre soutenu. Cela ne nuit jamais à la bonne compréhension de l'information qu'il nous livre; cela requiert toutefois une concentration certaine, propice à éveiller une admiration non feinte pour cette plume féconde.

Il m'arrive pourtant d'extraire la proposition principale aux fins d'isoler le propos principal, au risque de se priver de cet appareil nuancé; il m'arrivera dès lors souvent de disperser des points de suspension dans les citations. Vous donner l'envie de lire par vous-même est aussi un souhait sur Nulle Part...Ce site est éclairé dans son écriture en prose par les apports de la linguistique pragmatique. Un recueil entier y est consacré.

Dans l'ouvrage de P. Macherey, l'essai intitulé « Entre les lignes » est consacré à un ouvrage de Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, publié par les éditions Zones Sensibles: il cite justement un paragraphe sur la syntaxe, montrant l'attention qu'il y porte.

Un extrait:

« Il existe des livres dont les phrases ressemblent à de grandes routes, voire à des autoroutes. Mais il existe aussi des livres dont les phrases ressemblent plutôt à des chemins tortueux, qui courent le long de précipices cachés par des fourrés et même parfois le long de cavernes spacieuses bien dissimulées. » 298

Il est piquant qu'en exploitant sa lecture de l'ouvrage de Tim Ingold, Pierre Macherey en vienne à baliser lui-même le chemin tortueux que sa propre phrase constitue souvent. Derrière la phrase, une pensée complexe plaisante à suivre, jamais obscure. Le chemin est bien entretenu.

Merci d'avoir placé ces deux ouvrages de P. Macherey sur mon chemin de traverse: ils sont uniment opportuns à le baliser d'éclairages sophistiqués qui seyent à l'humeur ! Entre la ligne droite reliant deux points & la courbe, P. Macherey semble avoir choisi la seconde.


Quand P. Macherey écrit sur un livre lu, son essai l'éclaire de l'intérieur, en l'accompagnant d'une réseau complexe de croisements avec ses propres lectures philosophiques & autres. Recoupements, contrastes, oppositions, approfondissements en ressortent enrichis par la démarche propre de l'essayiste. Les bienfaits pour une lecture attentive sont bienvenus puisqu'il enrichit de ses apports certains ouvrages que j'ai lus (Spinoza, Kohn, Ingold entre autres). Il s'en découvre tant de dimensions neuves à explorer, de pistes à poursuivre que cela en est presque fascinant. En tout cas, elles incitent à la reprise.


Revenons à la typologie des lignes.

Ce tableau résume de façon non-linéaire ce que je retire de la lecture des pages 303 à 305 de l'essai que P. macherey consacre à l'ouvrage de Tim Ingold.

Ligne à la promenade (Paul Klee) Ligne droite
Ligne de fuite (Gilles Deleuze) Ligne en pointillé
élan dynamique statisme
Ele dissémine Elle est: - toute tendue,
& gaspille. - contrainte
- soumise à limitation.
Prinicipe: régularité, économie
Modèle: rayon lumineux
Elle se prémunit contre déviations & retards.
Elle est prise en train de se faire. Elle parait toute faite.
Ligne vivante, concrète Elle est abstraite, comme morte
Son élan est continu Elle est essentiellement discontinue
 Elle est constituée de points séparés qu'elle relie
 en les maintenant extérieurs les uns aux autres.
 Où se situe la dissociation entre ces deux types de ligne ?
 Position tactique de celui/celle qui marche. Position stratégique de celle/celui qui observe de loin.

Les notes de bas de page: elles contiennent de nombreuses références vers d'autres ouvrages. Elles sont plus aisées à consulter que les notes assemblées en fin d'ouvrage, comme c'était le cas dans l'ouvrage de 2017, intitulé S'orienter. Une solution plus extrême encore, et bien propice à ne point interrompre un fil de lecture, a été choisi par Sébastien Charbonnier, philosophe lillois également, dans ses Méditations spinoziennes intitulées Aimer s'apprend aussi, il commente en bas de page avec un appel de note en forme d'astérisque. Tandis que les notes bibliographiques sont, elles, numérotées, et renvoyées en fin d'ouvrage. Une suggestion pour le prochain ouvrage, Monsieur Macherey ?


Tim Ingold, en 2015, revient avec un deuxième ouvrage sur les lignes: cette fois, foin d'histoires, leur vie, carrément ! À ma connaissance, l'ouvrage n'est pas traduit en français. Il comporte trois parties: Knotting, noeuds, nouaisons; weathering, sur le temps qu'il fait, avec l'ambiguïté sur la polysémie du terme en anglais puisqu'il signifie aussi érosion en géologie, même s'il ne semble pas relever le double-entendre du mot, du moins dans ce que j'en ai lu jusqu'à présent. Et Humaning au moyen duquel il crée le participe présent d'un verbe néologisme, non repris aux dictionnaires anglais; cette création est différente de humanize qui, lui, existe.

Il étudie les lignes donc. Il est linealogist ! 53 « Yet LINEALOGY is also the newest of subjects, for working under that name, I may still be the only practionner. »

 

L'auteur pratique aussi à l'occasion la présentation de correspondances sous forme de tableaux. Elle indique la richesse des réflexions qui sont portées par ce linéalogiste.

Voici venu l'avènement de la linéaogie, donc; elle a été dûment repérée d'une part par Alexandre Laumonier, l'éditeur inspiré de Zones Sensibles et d'autre part par Pierre Macherey, dont les antennes philosophiques sont fines, avides à capter de neuves inclinations philosophiques porteuses d'ouvertues sur les multiplicités plurielles qui maintiennent la vivacité de soi.

La phrase de Tim Ingold est serrée. Il est rare qu'un chapitre dépasse les dix pages. Ce professeur émérite à l'Université d'Aberdeen, où il a enseigné l'anthropologie sociale, est précis, novateur, fécond. Il y creuse un sillon selon diverses formes de lignes: il en a fait une lignée d'ouvrages que sa bibliographie aligne, prompte à s'étoffer encore. Après leur histoire, leur vie. Il creuse également d'autres concepts, voisins de la ligne, qui viennent étoffer conceptuellement cet ouvrage.

Sa bibliographie, telle qu'elle figure à la fin de l'ouvrage, en est le reflet:

Elle donne une idée de l'ampleur de ses recherches. Celle qui figure sur le site de l'Université d'Aberdeen est plus étoffée. Elle est accessible en cliquant sur l'onglet Publications de la page qui lui est consacrée. Cet essaimage conceptuel complexe autour de la ligne est foisonnant, porteur. Car l'objet concret fait partie de notre vie de tous les jours et sa mise en perspective est génératrice d'autres linéaments personnels.

 


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