Chercheurs d'ombres
La lucidité face à soi, c'est auprès de ces Chercheurs d'ombres* que Linda Lê a si bien assemblés en 2017 en 17 essais, dont 16 étaient inédits, en 170 pages resserrées chez son fidèle éditeur, Christian Bourgois, la lucidité face à soi donc se rencontre à maintes reprises dans ces petits bijoux la contextualisant à maintes reprises. Je suis subjugué depuis longtemps par la pertinence de cette écriture à couteaux tirés à l'encontre, envers le réel ou à l'avers de lui. Elle m'émeut autant qu'elle me remue par cet art du choix des vies réelles, fictionnelles, cinématographiques qu'elle évoque pour essayer un assemblage personnel dont elle tire une leçon de vie. Libre à nous, en notre for intérieur, d'en disposer à notre façon car UN trait majeur de cet ensemble est de ne jamais rien conclure. Elle y expose. À nous d'en disposer. Ou pas. Ou pas entièrement. À nous d'en frayer un passage qui se diversifie à chaque reprise en se faufilant entre les récifs qui jalonnent ces pages. & depuis qu'une maladie lui a, en 2022, repris la vie qui coulait en elle, je trouve important de continuer à attirer l'attention sur cette plume exceptionnelle. En homme de l'ombre, à l'ombre de nulle part..
* « Les chercheurs d'ombre dialoguent avec l'outremonde, s'inventent des vies souterraines, jouent avec les multiples possibilités qu'offrent les avatars, non sans avoir conscience d'un danger, que met en avant le sagace Nathaniel Hawthorne: " Parmi la confusion apparente de notre monde mystérieux, les individus sont si bien ajustés à un système, et les systèmes les uns aux autres et le tout ensemble, que, en s'effaçant un court instant, un homme s'expose au risque terrible de perdre sa place à jamais." » p. 163 in Faire le mort (De l'art de s'évanouir dans la nature) Emplir d'ampleurs venues d'ailleurs les terrains vagues de l'âme constitue un luxe qui se faufile sans malice dans les interstices, ces viduités que rien n'aménage.
« Nulle part au cours du récit Norman Mailer ne répond à la question posée dans le titre [Pourquoi sommes-nous au Vietnam?]. » 16, in Les âmes hurlantes (d'une guerre et du cercle magique du mensonge).- « C'est à une exploration des confins que nous invitent Christina Campo et Maria Zambrano, toutes deux certaines que "philosophique est l'interrogation et poétique la trouvaille": entre révélation et occultation, entre clarté et obscurité, le chemin qu'emprunte l'homme, fils de ses rêves, ne mène peut-être nulle part, mais ce que Christina Campo appelle le "charme violent" de certains livres vient aussi de ce que nous, lecteurs, sommes face à des oeuvres comme des enfants égarés dans la forêt, chacun se demandant ce que l'autre sait de ses souffrances, chacun sachant ce qu'il lui faut atteindre, ce sommet où le texte devient présence absolue. » p.54 in Les soeurs de l'aurore.
- « Chamboulé, égaré, toujours à deux doigts de s'évader, toujours prêt à se dresser contre les trafiqueurs, les faussaires, toujours de nulle part et impatient de s'en aller ailleurs, de prendre le large et de dyamité les forteresses de la raison, [Jacques Prevel] aurait pu dire de ses écrits: " Ceci n'est pas un livre ... C'est de l'absence qui jargonne, bafouille, éructe, vocifère, incendie." » p 72 in La vie par effraction.
- « Le cinéma de Sharuna Bartas n'est pas un lieu fermé, il ouvre des portes, même sur le clandestin, le nulle part. Il invite à tenter une évasion vers un ailleurs éloigné de tout exotisme. » p. 155 in "J'aime tous les hommes qui plongent".
J'ai choisi de classer cet ouvrage sous la catégorie générale de Philo quoi ! parce qu'il m'est apparu évident qu'il y avait à prendre, à apprendre de ces chercheurs & chercheuses d'ombres, comme pour se déprendre de l'emprise trop prégnante des officiels de la philosophie. Car elle n'est apanage d'aucuns et de toutes/tous, n'est-ce pas.
Le texte qui figure au dos de l'ouvrage est repris sur le site de l'éditeur:
« Quel rapport y a-t-il entre Bruno Schulz et Joë Bousquet, Ida Lupino et un voyage chez les fous en compagnie de Wang Bing, la sirène Ondine et les premiers films de Sharunas Bartas, les duos de soeurs et un roman sur la guerre du Vietnam, les lettres de Rainer Maria Rilke sur la nécessité de se mettre sans cesse en danger quand on prétend créer et la fameuse « Lettre à un ami lointain » de Cioran, la philosophe Maria Zambrano qui se définissait comme une éternelle étrangère et les « veilleurs de nuit, de jour et de rêve » chez Stanislas Rodanski ? Aucun rapport, sans doute, sinon que ce sont, à travers l’évocation de ces figures ou de ces singularités, autant de tentatives d’élucider le mystère des passants qui choisissent l’ombre, se dissimulent dans l’ombre, ont été rejetés dans l’ombre, autant de tentatives aussi de faire parler la bouche d’ombre, de permettre à la part obscure d’entonner l’éloge de ce qui chante dans les ténèbres. Il y a une griserie à se projeter en pleine lumière, mais il y a peut-être une ivresse plus grande pour les artistes présents dans ces pages à se tenir en retrait et à être les habitants de cette « Nuit obscure » tant vantée par saint Jean de la Croix : ceux-là savent que c’est dans les zones d’ombre, si riches de contradictions, de paradoxes, de questionnements, que naissent les intuitions les plus fécondes. »
D'autres s'y entreprennent également, tels Clément Rosset (12), Joseph Roth (13), Chris Marker, Eddie Williams & Norman R. Morrisson (14), Norman Mailer (17), Bao Ninh, Erich Maria Remarque (18) rien que dans le premier essai intitulé Les âmes hurlantes (D'une guerre et du cercle magique du mensonge). Gilles Deleuze également (4); « Gilles Deleuze disait qu'en art, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. » (p. 47) C'est bien à cela que de grands peintres se reconnaissent, d'abord entre eux et ensuite, s'ils ont l'occasion de rencontrer des amateurs, par le public des musées.
Le reste de la table des matières cerne-t-il mieux les propos multiples de l'autrice ? J'en formule l'hypothèse; à vous de vérifier si elle fonctionne également pour vous-même.
2 La folie qu'on enferme (Wiseman, Wang Bing, Depardon, Lachaise)
3 Du danger de l'obscure (Aux lieu du péril croît/Aussi ce qui sauve)
4 Les soeurs de l'aurore (Christina Campo, Maria Zambrano)
5 Floraisons glacières (Au pays des douleurs) « Car voilà que les sceptiques nous apprennent aussi, c'est à ne pas redouter le chaos, en soi et auour de soi: cette ultime saison, dans laquelle soit nous mourrons soit nous connaîtrons une résurrection, apporte ce qui donnera naissance à une "étoile dansante" selon Nietzsche. »
6 La vie par effraction (Rodanski, Prevel, Giauque)
7 Les démons de drohobycz (Bruno Schulz) [aussi sur Cynthia Ozik]
8 Elle n'avait pas froid aux yeux (Ida Lupino)
9 Y-a-t-il loin jusqu'à toi ? (Miettes d'hommage à la sirène Ondine)
10 Le pouvoir de l'absence (Je vous écris d'un pays lointain) [Cioran]
11 Rêver ses rêves (Joë Bousquet)
12 Maldonnes (Vincent La Soudière ou le sentiment d'inadéquation)
13 En miroir (Des duos de soeurs, du fade et du piquant) [Attendez-vous à croiser Antigone & Ismène, entre autres]
14 Pas son genre (Roland Cailleus ou d l'influence des bifurcations sur les lecteurs d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs)
15 "J'aime tous les hommes qui plongent" (Trois films de Sharunas Bartas)
16 Faire le mort (De l'art de s'évanouir dans la nature)
17 Sans phrases ( Du "bien écrire" et de quelques tics de l'époque)
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