Rester humain est devenu une audace pour Geneviève Azam.
Un amphithéâtre universitaire fleurant bon le passé, surchauffé comme le climat. Une invitation lancée par Attac-Liège à une éminente membre d’Attac France, Geneviève Azam. Économiste toulousaine, Maître de Conférences en économie et chercheuse au GRESOC de l'UTM.
Elle publie très régulièrement des articles dans Politis.
Elle est invitée à nous parler, pendant 2h15 finalement, interventions de la salle comprises, des thématiques également abordées dans son dernier ouvrage, Osons rester humain: les impasses de la toute-puissance, Les liens qui libèrent, 2015.
Le titre de cet article est le premier qui lui était venu à l'esprit pour ce livre-ci.
Notes prises au vol
La crise climatique n’est pas une crise de plus. Elle exige un surcroit de conscience, un réveil des consciences. On n’y échappe pas, elle est irréversible et non-négociable. Quand un effondrement financier se produit, nous pouvons le modifier, le négocier. Nous ne pouvons pas négocier avec le système terrestre. Nous ne maîtrisons pas ce dont nous sommes responsables. Le climat a toujours bougé. Le réchauffement climatique d’origine anthropique a commencé fin XVIIIe quand le choix a été fait de passer d’énergies froides (le vent, l’eau, etc.) à des énergies chaudes fossiles (charbon, pétrole & plus récemment gaz de schiste).
Il existe des seuils au delà desquels il y a emballement climatique. Quand les glaciers fondent, cela libère aussi du méthane dans l’atmosphère [CH4]*. C’est une boucle de rétroaction. Le système terrestre va vers le surplus en carbone. En Occident existe une culture de la toute-puissance, de la maîtrise.
On nous maintient dans l’illusion que c’est juste une crise: il y a dérèglement puis on va revenir à une situation normale. Mais nous ne sortirons pas de cette crise de manière classique.
Il s’agit de notre rapport à la Terre. Nous avons cru, nous les humains, que nous devions nous libérer de la nature. Un exemple de cette soi-disant libération de la nature: les élevages industriels dans du béton situés près des ports [pour en faciliter la gestion des flux: Des porcs dans ports !]. Il s’est ainsi développé un humanisme anti-nature. L’auteure nous appelle à un réveil civilisationnel.
* Les notes entre [] sont des ajouts personnels.
Anthropocène
Selon cette approche, on aurait quitté l’ère géologique de l’holocène pour entrer dans une ère où l’humanité est devenue une force géologique.
… [je suis inattentif quelques instants pendant que je remplis la feuille de présence. Partout, on est fichés... pour la bonne cause de l'éducation permanente, nous a aimablement expliqué l'organisatrice.]
Il s’agit de repenser le monde, de faire les intersections indispensables. Il s’agit de remettre en cause notre toute puissance prométhéenne.
[Ce site vous en dira plus sur ce voleur de feu… http://mythologica.fr/grec/promethee.htm]
Madame Azam refuse l’anthropocentrisme. Il s’agit de revendiquer la matérialité de nos existences, le choc de Gaïa comme le dit I. Stengers.
Il est cependant certains qui restent dans le cycle prométhéen avec un discours sur la toute puissance. Geneviève Azam utilise le terme anthropocène pour introduire l’âge des limites, l’âge de la fragilité. Le fragile est au cœur de son ouvrage. Elle œuvre à nous faire prendre conscience que nous sommes fragiles et non tout puissants.
Les COP - Conferences of parties -
L'oratrice a fait partie des négociateurs de la COP 21 auprès d’Attac, au titre d’ong. Elle nous en résumera les étapes. Il faut que nous puissions éprouver ce qui se passe. Le changement climatique est visible; en France aussi les glaciers des Pyrénées et des Alpes fondent.
Nous avons le sentiment que quelque chose ne va plus. Beaucoup de gens sont affectés par le changement climatique. Une justice climatique est nécessaire.
Fragilités
L’oratrice épelle ensuite trois grandes fragilités:
1. la fragilité des écosystèmes climatiques Elle nous a résumé, depuis Rio en 1992, les négociations sur le réchauffement climatique qui devraient désormais viser le 1,5° et non le 2° car c’est entre ces deux limites qu’un basculement, qu’un emballement aura lieu. Les gaz à effet de serre ont augmenté de 60% entre 1990 et 2013. On est désormais sur une trajectoire de +4 à +6° de température moyenne d’ici 2100.
La notion de budget carbone (tout se finance !) a été mise au point pour calculer combien de Tonnes de carbone il nous reste à émettre d’ici 2100 pour demeurer dans ces limites (consenties du bout des lèvres): mille milliards de Tonnes d’ici 2100. Au rythme actuel (en 35 ans), nous aurons déjà consommé 565 gigatonnes. Sur les mille. Cela ne tiendra pas la route… On doit laisser 80% des énergies fossiles dans le sol. Il ne faudrait pas dépasser 44 GT par an en 2020, 40 GT en 2035 et 35 GT en 2050. [Bref, c’est malbarre.]
2. la fragilité des sociétés
Nous ne vivons pas hors sol. On assiste à une déconstruction rapide des institutions sociales qui sont désormais considérées comme un frein à nos libertés etc. L’idée même de réglementation fait frémir les élites.
3. la fragilité des humains
Le « rêve » semble être celui d’un individu autonome, privatisé, coupé de ses enveloppes protectrices, autoentrepreneur de soi. L’ONU s’attend à 250 millions de réfugiés climatiques. Cette conscience de notre fragilité sera la défaîte de la toute-puissance.
Alors que certains disent qu’il faut un surcroît de puissance. Avoir fait entrer la nature dans le cycle néolibéral est une erreur. Pour le néolibéralisme, la nature est une entreprise vivante qui produit des services écosystémiques comme l’eau, la pollinisation etc. Le problème pour le système libéral, c’est que tous ces services sont gratuits. Il faut les faire payer. [Nos factures d’eau ne cessent d’augmenter et cela n’est pas fini. 600€ l’an dans 2 ou 3 ans n’est pas impossible du tout en Wallonie.]
Pour la toute-puissance, partout où c’est gratuit, cela doit devenir payant.
Partout où il y a des Communs, il faut rétablir le droit de propriété [N’est-ce pas Vinci, Suez…]. Il convient donc dans ces impasses de la toute-puissance d’étendre les droits de propriété de la nature au privé, de gérer la nature comme une entreprise. L’économie verte est un concept très libéral.
Il existe deux manières de faire payer la pollution:
- les marchés-carbone
- les taxes-carbone
La deuxième a les faveurs de l’oratrice car elle permet de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État. La première est celle qui est privilégiée par les tout-puissants: il existe un marché européen du carbone. Les 11.000 entreprises européennes les plus polluantes se sont vues fixer un maximum annuel. Et le discours est le suivant: on va vous donner (tiens, tiens ! donner !) des droits d’émission.
Selon les économistes, le prix dissuasif [celui auquel les entreprises modifieraient leurs processus industriels parce que cela serait plus rentable de le faire que de continuer à polluer] varie entre 30 et 100 € la Tonne. Pour le moment, la Tonne se négocie à 8 €. Pourquoi changeraient-elles ? En plus, au moment de la fixation des marchés, les grandes entreprises ont surévalué leur pollution pour obtenir [gratos !] davantage de droits d’émission. Et les négociations [de marchands de tapis !] ont commencé. Et la rhétorique néolibérale exige d’étendre les marchés-carbone à l’échelle de la planète.
CCS: capture et stockage du carbone
Un autre projet de la surpuissance est celui de la capture du carbone.
Comment le capturer, le stocker ? Ah oui, dans le sol, dans des cavernes géologiques, comme les déchets nucléaires… Et la bioénergie entre en jeu: planter des forêts (si possible OGM…) pour leur faire capter un maximum de carbone lors de leur croissance, on les coupe et avec cela on a de l’énergie [ah oui les bûches et les pellets, ce n’est peut-être pas une si bonne idée, après tout !]
Au lieu de cela, il existe l’agroforesterie et les agroénergies. Pour l’instant (mais pour combien de temps ?), un moratoire a été mis sur la semaison de fer dans les océans pour en nourrir le phytoplancton qui est un bon piège à carbone aussi ; un autre moratoire sur l’humanité augmentée, la société cyborg. [encore que, les hanches et les genoux de remplacement embarquant des indicateurs d’usure électronique sont à nos portes; et les pacemakers cardiaques sont là.].
Cette manière de voir empêche de penser. Fragilité n’équivaut pas à précarité. Cultiver, accepter la fragilité de la société, de l’écosystème, c’est accepter que la Terre a une autonomie radicale, que nous appartenons à la nature; il s’agit aussi de l’attachement, (le care), le prendre soin. Cette Terre nous est étrange et étrangère. Le moindre grain de sable dans les rouages, comme ce volcan islandais qui avait suspendu tout trafic aérien pendant plusieurs jours, et le flux tendu s’était grippé … Il suffisait d’attendre pourtant !
Une altérité radicale doit se mettre en place, bannissant ces imports/exports de légumes, de fleurs « à contresaison ». Ce monde-ci ne supporte plus la saison, le temps naturel. Des mouvements sociaux mettent des choses en place, autour de la sobriété, du ralentissement, de la lenteur, de la relocalisation, de l’agroécologie, le refus des grandes infrastructures aussi. Ces prises de conscience sont une entrée dans le monde de la fragilité.
Le déni de fragilité est la toute-puissance que G. Azam dénonce. Il faut oser se revendiquer fragile. [humain quoi !]
On doit faire tout de suite ce qui est à notre portée. On est conscient des seuils. Nos mouvements sociaux sont joyeux car ils ont pris conscience d’une nécessité civilisationnelle. Ils ont conscience qu’en abandonnant cela, on abandonne un monde moche. Les rêves de la toute-puissance réduisent l’imaginaire et la créativité.
Il nous faut retrouver des VALEURS: éthiques, esthétiques, ...
Il faut, par une convergence entre nos mouvements, élargir nos réseaux, comme les 135 ONG qui ont constitué la Coalition climat pour la COP 21. Cela renforcera les expérimentations sociales, économiques et politiques.
Elle parle aussi de la dernière encyclique papale qui va dans le bon sens en brisant nos rêves. [L'homme est attachant, d'une trempe similaire à celle du dalaï lama, il est pourtant un des trois représentants d’une religion monothéiste, adepte d'un dualisme pur et dur; c’est ici à mon sens que le raisonnement de G. Azam est le plus fragile. Je peux évidemment me tromper. Il nous faut sortir de l’entresoi… occidental sans pour cela cautionner une démarche d'essence religieuse. Si vous êtes non-croyant, laïque, agnostique, elle va vite vous tomber des mains, cette encyclique...]
C’est une première conclusion de son exposé mais elle se relance pour quelques minutes en nous donnant des détails supplémentaires bienvenus sur les négociations de la COP 21.
Ceci par exemple: comme les États n’acceptent plus de mesures contraignantes, on est passé à des déclarations volontaires; 150 pays ont fait des promesses volontaires de réduction des gaz à effet de serre. Cela représente 86% des émissions mondiales. Si c’est respecté, si c’est transparent, s’il n’y a pas fraude dans ces déclarations, alors … [Avec des si, on met Paris en bouteille...]
Au lieu de faire un peu maintenant pour faire beaucoup après, il faudrait faire beaucoup maintenant pour devoir moins faire après…
Raisons d’une retranscription
Il est rare que je mette au net des notes prises au vol lors d’une conférence pour les nullepartiser.
L’intérêt, la passion de l’oratrice, le fait qu’elle nous a offert an insider’s view sur les négociations de la COP21, ont fait circuler dans la salle une belle intelligence pratique dont il m’a plu de rendre compte.
Et pour tout dire, ce qui m’a fait sortir de mon cocon en ce début de soirée [19h20 pour 19h… pourquoi cette prime offerte aux retardataires, toujours ? Pourquoi cette taxe sur les ceusses qui sont à temps ?], est l’usage d’un mot sur le site de l’éditeur: «Oser rester humain signifie à la fois se libérer du dualisme occidental et s’opposer aux biopouvoirs et géopouvoirs qui entendent supprimer la nature pour nous délivrer définitivement, voire éternellement, de notre fragilité et des limites de notre condition. »
Ce dualisme dont il est question de se libérer est un point de contact entre les ouvrages d’Augustin Berque, dont j’ai entrepris la lecture approfondie depuis quelques mois, et le sien.
Toutefois, les outils développés dans les ouvrages de la mésologie ne sont pas mis en œuvre dans cet Âge de la fragilité. Il suffirait d’un rien, d’un je ne sais quoi, d’un presque rien…
J’ai eu l’occasion d’insister sur la logique orientale qui agrandit la caisse à outils conceptuels en ajoutant deux lignes au dualisme pour le transformer en tétralemme:
A affirmation
NON A négation
NI NI bi-négation (négation absolue)
ET ET bi-affirmation
Elle connaît l’œuvre d’A. Berque qu’elle apprécie. Puisse son prochain ouvrage utiliser ainsi cet outil mis au point par la mésologie…
Rencontre au sommet: plaidoyer pour une convergence autorale alternative !
Un géographe, japonisant, « turned philosopher» rencontrerait une économiste, spécialiste de l’anthropologie en économie, au cœur des négociations de la COP 21 – donc très informée sur le réel -, cela devrait voir converger des approches systémiques novatrices, non ?
Et de se tracer devant nous des voies neuves pour changer de paradigme et non simplement faire un va-et-vient entre négation et affirmation, NON-A et A.
Y ajouter la bi-négation (négation absolue) et la bi-affirmation devrait libérer les imaginaires outillés de ces deux têtes à la fois pensantes et chercheuses.
Cela permettrait d’apporter davantage de concret dans l’approche mésologique d’une part et, d’autre part, d’outiller encore mieux cet âge de la fragilité… qui dit si bien le seuil, ces bords de mondes sur lesquels nous nous trouvons.
À la différence d’A. Berque, le grand mérite de Geneviève Azam est d’être immédiatement compréhensible. L’appareil d’images audacieuses, de phrases-choc, de métaphores efficaces qu’elle a à sa disposition est vaste et de nature à ébranler quelques certitudes, y compris au sein de toutes ces chapelles alternatives, dont ATTAC, l’ONG invitante…, qui croient encore détenir LA vérité, comme certains intervenants ont eu l’occasion de l’exprimer amplement, en n’étant d’ailleurs que très partiellement sortis du moi je souvent… et de la critique d'autres chapelles.
À la différence de trop d’ouvrages de diagnostics sur « la crise », celui-ci sort du catalogue catastrophiste qui n'offre jamais de solutions. D'une plume taillée au sabre clair, l'autrice établit un diagnostic impitoyable sur cinq chapitres au rythme enlevé et précis. Sa volonté de balise
- l'avenir menacé, la toute-puissance défaite,
- [ce] sentiment de nature et [cette] fagilité,
- l'utopie cynorg ou les voies nouvelles de la toute-puissance,
- le refus de la naissance, la fabrication de la vie et le refus de la mort &
- l'économie cyborg.
La lecture pensive penchée sur cet ouvrage donne du concret auquel adosser nos fragilités propres qui elles-mêmes trouvent souvent leurs sources explicatives auxquelles abreuver nos adossements.
Roboratif & précis.
Je vous souhaite d'y puiser aussi une force discrète & sensible car l'ouvrage, daté de 2015, est d'une intemporalité toujours disponible à l'achat auprès de son éditeur.
Un tout grand merci à Attac-Liège d'avoir naguère organisé cette rencontre.