Ce Hors la loi sans tirets assemble en à peine cent pages une vue panoramique sur une histoire du droit brossée à larges traits précis; il en est de plus saillants que d'autres, autant d'étapes transitives. Les bifurcations, les bas-côtés se taillent des morceaux de bravoure synthétiques. Cette Théorie de l'anarchie juridique a tout du pensum qui pourrait servir de repaire à idées jetées sur le papier. Elle plait comme telle. La plume très aguerrie de son auteur a des accointances avec le scalpel. La brièveté de chaque chapitre, il y en a 40 pour 108 pages, hors bifurcations & bas-côtés, leur assure une densité adéquate de contenus qui balisent la matière avec adresse. La phrase de Sutterienne est sans gras. L'ouvrage constitue une brève introduction structurante au droit ainsi historié. Un calepin annoté/annotable en quelque sorte.
Cette "présentation" (qui ne dit rien, ou si peu, du contenu) figure sur le site de l'éditeur: « Quoi de plus ennuyeux que le droit ? Poser la question, c’est y répondre.
Dans le monde qui est le nôtre, le droit est devenu l’apanage d’une caste de juristes sinistres, que l’on ne supporte que parce que, pour ce qu’on en sait, ils traitent à notre place d’un objet aussi énigmatique qu’important.
Mais en créant une distance infinie entre le droit et les citoyens, en contribuant à la diffusion de l’image de son caractère cryptique, complexe, et barbant au-delà de tout possible, les juristes ont surtout permis que son usage leur soit réservé.
Même s’il est considéré comme d’une importance capitale, le droit est quelque chose dont nous ne savons plus que faire – sinon répéter encore et encore les récits forgés à notre intention, et qui visent à affirmer, comme un mantra digne de la méthode Coué, que, sans lui, le monde irait à vau-l’eau.
Pourtant, est-ce le cas ? Est-ce qu’au contraire il ne serait pas temps de se pencher à nouveaux frais sur le récit de l’importance du droit et de l’ordre qu’il contribue à « défendre », et de voir en quoi ce récit dissimule, en réalité,
- son véritable rôle,
- sa véritable fonction – et, surtout,
- ses véritables puissances ?
Le droit garantit-il réellement l’ordre, quel qu’il soit,
ou contribue-t-il plutôt à déstabiliser le monde ? Pour pouvoir répondre à ces questions, toutefois, il faut revenir
- sur l’histoire longue du droit, et
- sur une distinction en apparence sibylline, mais dont l’importance a été décisive dans son évolution : celle, remontant aux origines de Rome, qui existe entre droit et loi.
Car il se pourrait bien que le droit soit tout le contraire du servant obéissant de la loi – à savoir l’ennemi qu’elle craint le plus. »
Le texte figurant en quatrième de couverture, d'une autre envergure, est de belle facture.
« Pendant longtemps, nous avons considéré la loi comme notre alliée. Il est temps de la remettre à la place qui est la sienne: celle de l'instrument d'un ordre qui ne cherche à garantir la sécurité que pour pouvoir mieux policer. Son principal succès ? De nous avoir fait croire que l'horizon de la légalité épuisait la totalité de ce qui avait à dire du droit. Contre l'indexation forcée du droit à la loi, il nous faut aujourd'hui revendiquer les capacité d'invention, d'expérimentation, de désobéissance & de désordre qui constituent le propre du droit & de ses techniques folles. Car, une fois séparé du carcan de la loi, le droit peut enfin se révéler pour ce qu'il est: l'opérateur anarchique de la création d'un monde nouveau – à la possibilité duquel il offre son génie de la relation, de la continuité & de la transformation. Le droit hors la loi: telle est la condition de tout lien qui puisse libérer. »
Voilà qui est autrement accrocheur, non ?
Jean-Jacques Gandini en rend brièvement compte dans Le Monde diplomatique de juin 2022:
« C'est à une ingénieuse analyse que se livre l'auteur pour
- démontrer la force an-archique du droit et
- en faire un possible instrument de l'émancipation sociale.
En effet, loin de l'image traditionnelle de technique, souvent absconse, au service de la loi en tant qu'instrument d'un ordre qui "ne cherche qu'à garantir la sécurité que pour pouvoir mieux policer", il faut savoir "jouer du droit", protéiforme par nature, comme "d'une arme de contre-pouvoir" ainsi que le rappelait déjà en 2009 Liora Israël dans L'arme du droit.
Dans ces conditions, le droit n'est pas là "pour garantir ce qui doit l'être mais pour contribuer à ce qui peut être". Mieux, il est nécessaire "pour restituer à l'état du monde ses possibilités de devenir, son mouvement de transformation, sa dynamique métamorphique - sans laquelle il n'est que stase, sédimentation, mort". Bref, le droit, nouvel imaginaire de la société ? »
Par ailleurs, Philosophie magazine de juillet 2022 signale Laurent de Sutter en metteur en scène aux Inattendues de Tournai. Le dynamisme protéiforme de ce par ailleurs directeur de collection aux PUF (à la suite de Roland Jaccard, Perspectives critiques) et prof de théorie du droit à la VUB, noctambule assidu à ce que j'ai lu, etc. Une forme sophistiquée de dispersion ? Bien dans l'air du temps...
Le chapeau descriptif de la collection contient une intéressante définition de l'essai: « Mais qu’est-ce qu’un essai ? C’est un risque.
- Le risque de penser en toute liberté,
- le risque d’écrire sans formatage,
- le risque d’intervenir dans un monde qui, à l’intelligence, préfère toujours la bêtise.
[Notre monde préfère trop souvent la bêtise à l'intelligence.]
Un essai ne vise
- ni à informer
- ni à rassurer:
il vise
- à ébranler et
- à inquiéter – et
- à ce que cet ébranlement et cette inquiétude transforment la perception que nous avons du monde. » Même si, bien sûr, il est d'autres définitions possibles de l'essai...
L'ouvrage repris ci-dessus s'adosse vraisemblablement à un ouvrage antérieur de L. de Sutter, intitulé Après la loi, de plus grande ambition, apparemment; non lu à ce jour, sauf le matériau mis à disposition par l'éditeur.
Peut-être, à la réflexion, siérait-t-il davantage à mes lectures assagies, moins en recherche de vibrions, de se plonger dans des ouvrages de la trempe de celui-ci:
Une écriture radicale au service d'une pensée dans le droit fil des actions posées par la Ligue des Droits Humains. Séminale lecture, cette philosophie du droit va droit au but au sein d'une réflexion posée au coeur d'une table des matières structurée dans la durée. J'y progresse avec lenteur & en dérive un plaisir peu enclin encore à s'extérioriser. Un temps de la macération, en somme.