Chaque page emporte cette langue océanique. Presque chaque phrase sa fulgurance de poésie pure.
Leur présence rendue si humaine à la page est une bite en folie qu’une chatte invite ou l’inverse, l’envers, l’avers, par devers eux. Ils sont deux corps émincés sans réserve qui s’ornent de ville en ville, toutes errances dehors. Rien n'exclut l'esprit éclairé. Caractères à peine devinés. Un je masculin au cerveau testiculaire (24) est poursuivi (« Pourquoi moi ? » 24) par-delà le réel ha-bité, dé-route, formel, photographique presque. Pas vraiment le hasard là-dedans…
Elle dit et toi, ton cerveau testiculaire ne recevait que formes et courbes, non ?
Il ne répond rien, même s'il pense je pourrais la contredire en partie.
Mécènes de leurs désirs qui s’éclatent, universaux, presque inattribués, autonomes, unis vers eux. Sans esquisse ni intrigue; nulle trame romanesque.
Débité en chapitres courts, phrases coupées au cordeau, frémissantes de surgissements poétiques constants: chacune atteint sa cible. Et pas le temps de décrocher en tant que lecteurs.
Il médite d’alcools ses absences: l’Homme, ses errements, ses assuétudes. Déjà ressenti la marque chez J. Kerninon. Deux plumes-sœurs peut-être (ou une idiosyncrasie propre ...).
Ce roman aurait pu avoir nulle part pour lieux (« Elle avait dit conduis-moi vers nulle part. » 13), mais l’auteur a voyagé. On y sent une certaine saveur vécue du réel finement observé. Une somme en quelque sorte: le millenium bridge londonien, l’estran d’une plage sud-américaine, Madrid, Berlin en noem maar op. Une certitude: Nocéan a peu de chance de devenir un film tant il coûterait cher en transports et en empreinte carbone...
Tout est indispensable dans ce roman qui sort tout habillé, toutes balises connues au panier: l’expérience emplumée ici marque un tournant sur les rives liégeoises.
Poésie romanesque sans romance lacrymogène accrochée à leur errance citadine autour du globe; ils y trottent à la poursuite de leurs passages. (54)
Il est des tas de types de romans: celui-ci est un roman du désir, de la satisfaction intense de soi (en l’autre ?), à la croisée de plénitudes, de ruptures de rythme aussi. Le désir flirte du côté de la liberté qui s'érige en absolu relatif. L’esquisse de quelques villes, Liège sur laquelle le Je est le plus disert: en un peu plus de deux pages (68-70), que de la substance. Et basta, les certitudes reconnaissables.
Dublin, Lisbonne, New York, La Valette… La couleur locale citadine n'a pas le temps de dimensionner ces deux vies romancées: tant de continents, de pays, de villes. Pas dupe, l’auteur:
« Amsterdam, la ville qu’elle a consentie à proximité de chez moi. Au-delà elle n’ira pas. » 86 puisque « Elle dit décris-moi la ville que tu arpentes. Je dis quand tu viendras. Elle dit ne fais pas l’idiot. Je dis d’accord, ainsi soit-il. » 68
Ce roman erratique magnétise, désir au centre, cette constance faite à leurs corps, les contours, les lointains de leurs quotidiennetés par ailleurs.
Univers non miscibles. Ils se créent un ailleurs, adossés à des réverbères nocturnes qui rebondissent sans autres contingences particulières que leurs joies reconnues.
D’un sujet l’autre. Glissements furtifs. Mains touche-à-tout. Un fil discontinu rongeant le désir, l’allongeant, le dressant même…
Le fil tendu de bribes mises à sécher là, offertes à nos abîmes émerveillés, affairés par ces contours déromancés de deux vies aux convergences citadines très contenues, entrecoupées de
« Chaque retour chez moi s’apparente à une chute, une chute interminable, dans un conduit sans prise à laquelle me retenir. » 98
Ces intermittences cassent avant même que ne s’installe la routine des ennuis qui étoffent tant de vie diluées au cours de pages interminables. Pour un Women in love, combien d’Emmas ?
La langue fait le plausible, expose le paisible dans les interstices de ces ardeurs réelles et imaginaires. Fusionnelles.
Bonheurs à chaque détour:
- « Les cheveux flanchent dans le lit du vent » 100
- C’est d’une île qu’en elle je viens. 73
- Des flocons s’écroulent sur un monde alenti. 65
À force de se poursuivre sur d’improbables tangentes, ils finissent par se rater; c’était immanquable. Nulle cible que ces deux-là.
Les poèmes de La trilogie Lunus (même éditeur) nous avaient déjà révélé un poète qui a de la suite dans les idées: de Légendaire au Livre Canoë en passant par Monde jumeau. L’approche Nocéanique prend en quelque sorte le fil narratif par l’autre bout, sans rien perdre de ce qui fait la qualité intrinsèque d’une écriture profonde et sauvage. Admirations. Remerciements.
Vous ne viendrez pas à ce roman pour sa trame narrative, comme l’a souligné Janine Paque (Le Carnet et les Instants). Si elle n’est temporellement pas absente, elle n’offre aucune surprise, aucun rebondissement dans le récit.
L’étonnement est ailleurs:
« Ma route sans elle alors que je me rappelle ses écartées sur la chute d’un divan... » 201
Mais pourquoi cela évoque-t-il en moi sa chute de reins au détour d’un canapé vert…
Le réel documente, la prose l’assoit à la fenêtre en quelque sorte. Le réalisme fuit toute trame narrative. La poésie cisèle la syntaxe. La joie prise comme lecteur tient presque entièrement à la langue que S. Delaive semble sculpter à même sa matrice propre.
Puis-je tenter ceci: Nocéan est un roman de plume esthétique; sa langue plonge dans un encrier où l’imaginaire disons (?) extrême, sensuel, dépouillé d’artifices rassurants, voisine à la poésie la plus essentielle. Ou bien, est-ce aller trop loin ?
Il vous faudra attendre la page 131 pour avoir l'essplication du titre...
Le portrait "disons" d'elle page 114, lui la suivante. Distance ? Sa généalogie à elle finit par se préciser en touches éparses.
Rapprochements lexicaux foisonnants. Un feu d'artifice apparemment infini (mais le roman s'arrête page 203. Il nous laisse orphelin de plume, lui d'elle.
Un résumé ? Vous voulez un résumé ? Fastoche, sautez page 168... Une phrase. Cela tient en une phrase.
Déshérences adossées à une langue faste. En sortir, c'est s'ancrer à la matrice d'un seul monde, le sien. C'était un roman d'insatisfaction désarmée. Insatisfaite. Ne pas se laisser percoler.
Anyway, une des grandes lectures fin 2016 sur Nulle Part. D’autres, parmi lesquels une forme de constance spinoziste, de cartographie mentale au début du XIVe avec Opicino de Canistris (voir la très belle recension que lui consacre la revue Mappemonde), d’histoire ouvrière avec Marc Pirlet, de vallée industrielle avec Brouillards toxiques, la même liégeoiserie que Nocéan. Une autre constance sur Nulle Part.
Se tracer un sentier plus ou moins lumineux balisé par une route solitaire.