L’utopie d’un monde construit dans la durée, adepte d’une complexité arborescente, comme la vie, s’y abîme dans le néant d’un univers proche du nôtre, finalement. Telle est par la volonté de l’auteur l’impasse, murée haut, dans laquelle l’utopie (le nulle part de l’u-topos) savamment entretenue s’étrangle, livrée aux dérèglements si proches du Grand Frère.
Le moment de basculement dans l’horreur sans fin voit repasser en accéléré les étapes de la liberté, partie à la découverte des contrées, dans l’esprit du lecteur. Nous en avons l’intuition, de l’inéluctable, comme un relent pestilentiel de non-retour certain.

Je ne suis pas sûr que j’avais envie de voir mes évasions spirituelles, mes enthousiasmes ravageurs, cadenassés par le futur proche de ce réel menotté. Même si je partage cette analyse pessimistico-réaliste, trop réaliste, de notre univers contemporain. Enfermez bourreaux et victimes, aucun n’en ressortira ! Là où Jean François Billeter nous esquisse un possible chemin de sortie par le haut, notamment aussi dans Demain l'Europe, la fiction cyclique de Jacques Abeille est d'une clinique bien plus sombre. Comparer un cycle de fictions très construit à l'oeuvre d'un philosophe qui ne recourt pas à la fiction peut sembler un peu "iré par les cheveux", mais ces deux plumes sont d'une fréquentation familière & appréciée sur Nulle Part.

Mais bien sûr ainsi soit-il fait par la grâce de l’auteur bordelais ! On est toujours le Barbare de quelqu’un… Mais la barbarie n’a qu’un camp, et qu’un temps, même s’il est long. Nous connaissons des servages qui durèrent des siècles. Et cela revient…

Jacques Abeille n’a évidemment rien perdu de sa puissance de plume. Son style classique, aux Marches du désuet sans jamais y tomber, comme l’ultime sauvetage d’un monde qui s’éteint, enchante et ensorcèle tout pareil !

Nous accompagnons le retour du professeur au plus près dans une Terrèbre fort différente de celle qu'il a été contraint de quitter 5 années plus tôt. Il se reconnecte difficilement au quotidien modifié. L'entremise de Blanche est à plus d'un titre un baume apaisant, insuffisant toutefois pour contrer l'inéluctable pression exercée par une société barbarie qui est profondément viciée par une forme aveugle de despotisme très déshumanisant.

Deux citations qui révèlent aussi le regard de fin observateur de moeurs politiques contemporaires que savait porter l'auteur sur notre propre monde ?

  1. « L'invasion de l'empire de Terrèbre avait déchaîné un tel séisme que le corps social en avait été brisé et que dans l'urgence mais peut-être aussi dans le désir de ne pas se mesurer l'ampleur de la catastrophe, on avait procédé à un rapetassage hâtif, palliant les difficultés, au fur et à mesure qu'elles se présentaient, dans l'unique souci de l'efficacité immédiate, par des décrets qu'on pouvait abroger aussi vite qu'on les promulguait, voire par des règlements dont la zone d'application avait les contours les plus flous, pour ne pas parler de recours à une jurisprudence d'une validité toujours douteuse. » 30 N'avons-nous point assisté à cette valse folle en des temps covidiens ?
  2. « ... si j'avais aujourd'hui à me prononcer, sous quelques cieux que ce soit, sur son régime politique, je commencerais par examiner ses prisons. » 117 L'observatoire international des prisons devrait aussi apprécier, non ?

La publication rapprochée de ses deux ouvrages aux éditions Le tripode ne tarit cependant pas la veine des titres futurs. Voir Les carnets de l'explorateur perdu, et La vie de l'explorateur perdu. Ce dernier met un terme au cycle des Contrées.

Ce roman fait l'objet d'un enthousiasme bien informé sur le site de Noosphere. I. Rialland lui consacre une brève notice sur La cause littéraire.

 

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