Cette revue bimestrielle des lettres belges de langue française, gratuite, a depuis longtemps Jacques Sternberg à la bonne. Cette fois1, c'est Laurent Demoulin qui s'y colle dans le n° 164 de décembre 2010, et d'excellente manière. Il ne m'en voudra pas de cette citation presque in extenso commentée ... Dans son panorama de "L'humour, toujours l'humour", Henri Michaux est un peu leur père à tous : Plume a influencé Karel Logist, une plume et une présence qui compte dans mon propre univers, Nicolas Ancion, Carino Bucciarelli, avec plus que des nuances. Jacques Sternberg clôture ce panorama de l'humour, au même niveau que Henri Michaux.

"Terminons ce parcours elliptique commencé avec Michaux par un autre maître du genre (l'humour), Jacques Sternberg (1923-2006). L'oeuvre de Sternberg est monumentale et un numéro entier du Carnet2 ne suffirait pas à la commenter. [...] Cet auteur souvent qualifié d'inclassable ou de non-conformiste semble, au départ, appartenir à une tradition qui n'a rien à voir avec Michaux et la poésie3 : celle du fantastique et de la science-fiction. Mais il ne fait aucun doute que Sternberg n'a de cesse de pervertir cette tradition4. Sa façon de ramasser ses récits en de petits contes serrés est déjà une manière de déjouer l'illusion réaliste qui est à l'oeuvre dans la SF traditionnelle. L'obsession de la mort qui habite ses histoires constitue une seconde déviance, tant et si bien qu'il en vient à écrire des contes qui n'ont en fait rien en commun avec la science-fiction dans la mesure où celle-ci réclame de ses lecteurs ce que Coleridge appelait "la suspension volontaire de l'incrédulité", alors que Sternberg nous livre des récits absurdes qui, au contraire, font réfléchir au caractère fragile de la réalité. Il ne s'agit pas de produire une variante crédible et vraisemblable au monde connu, mais de rendre étrange celui-ci. Le même n'est pas prolongé dans une dimension autre: l'autre s'infiltre dans le même, comme pour nous dire que la réalité pourrait être différente de ce qu'elle est. Ainsi, même s'il emprunte au départ des voies étrangères à celles de Michaux, Sternberg obtient un résultat qui n'en est pas tout à fait éloigné. Certains Contes glacés (1974) obéissent en effet mutatis mutandis à la même structure que Voyage en Grande Garabagne. Par exemple, le conte Les morts :

"Là bas, sur Nécraulis, la lugubre planète de la Galaxie Maudite, les créatures vivent sous le sol, parmi les larves et la moisissure.
Et quand ils meurent, on les rejette à la surface du sol où, après quelques années, ils se métamorphosent dans la mort, s'engrossent de mauvaise chair, de graisse, et dans leurs visages livides viennent alors se greffer des traits qui rappellent étrangement les nôtres."

Preuve si besoin en était, que l'absurde ne se limite pas à une remise en cause du réel : il ouvre les imaginaires."

Économie en moyens, quelques formules pointues. Merci Monsieur Demoulin.

Mes notes au texte de L. Demoulin:
1 Une réédition de Sophie la mer et la nuit chez Albin Michel est également signalée page 74 avec ce résumé, qui collerait à plusieurs textes de Sternberg; j'en parlerai un jour. "Un homme tombe fou d'amour pour la mystérieuse Sophie. Incapapable de percer son secret ou de résister, il se sent de plus en plus désarmé."
2 C'est une bonne idée, ça !
3 Il n'aimait pas les rimes, les poètes et tout ça. Voir ici la présentation de quelques définitions sternbergiennes de la poésie, des rimes etc.
4 Attention, c'est à partir d'ici que je tire mon chapeau à Laurent Demoulin: commenter en aussi peu de phrases-pépites l'oeuvre de J Sternberg: c'est du grand art !

 

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