Sharad Chandra est la traductrice en hindi de l'oeuvre d'A. Camus. Elle y a trouvé de nombreuses références à l'Inde. Un texte se concocte, une probable liste alphabétique d'aphorismes chandro-camusiens.
Une caresse de souris sur la couverture vous ouvrira le site de l'éditeur Indigène.
C’est à la fin du 7e et dernier chapitre de son ouvrage que Mme Chandra se pose la bonne question, éteignant du même coup tout doute qui pourrait s’élever quant à sa (bonne) connaissance de l’œuvre camusienne. « L’analogie entre la philosophie de Camus et la philosophie indienne est frappante. Au point qu’on se demande, oui, vraiment, si c’est le Bhagavad Gîtâ qui a influencé l’écrivain français, ou si sa pensée s’est développée parallèlement, s’il y a eu convergence naturelle. » (SC 181)
Cette idée de convergence apparaît pour la première fois page 42 dans son ouvrage.
Rien de tel qu’un libertaire et une Indienne pour élargir nos horizons camusiens.
Camus, un libertaire ? Vous voulez rire ? Lou Marin a pourtant rassemblé maints articles d’A. Camus attestant de cela. Les textes qu’il a dénichés dans des revues parfois confidentielles ont été discrètement intégrés dans la deuxième édition des Œuvres (pas si) complètes en Pléiade, d’ailleurs… Vous trouverez sur le site de son éditeur un texte concernant ce livre sur Les écrits libertaires de Camus.
Camus, un connaisseur et un amoureux de la philosophie indienne ? Voilà autre chose ! Le doute parisien est aussi fort que face au Camus libertaire; voir une chronique peu charitable de P. Assouline montrant qu’il n’a pas lu comme je l’ai lu Albert Camus et l'Inde.
Pourtant, Sharad Chandra, dans une démarche un peu plus approximative1 que celle de Lou Marin le libertaire, mais si passionnée, apporte des faits, cite des passages de Camus et les rapproche de passages des Védântas – auxquels elle nous initie par ailleurs –, des paroles de proches attestant de lectures indiennes.
En 1929, son professeur de philo à Alger était Jean Grenier2 , lui-même indianiste convaincu. « … Sur ses conseils, il s’intéress[e] … aux écrits sacrés de l’Inde. … [J. Grenier] connaissait parfaitement les textes de l’Inde ancienne. Il lisait et traduisait le sanskrit. … J. Grenier était un visiteur assidu du centre de Vedanta Râmakrishna … à Gratz-Armainvilliers. » (SC 34-35) Le maître et l’élève deviendront amis. René Char et Albert Camus, devenus proches, partageront cet amour de l’Inde. Leurs œuvres en seront marquées. Char, notamment, se penchera sur Milarepa.
« Max-Pol Fouchet devait pour sa part révéler le titre précis d’une des lectures que fit Camus dès les années algéroises: le Bhagavad-Gîtâ, information que devaient confirmer par la suite son biographe Herbert Lottman, Mme Jean Grenier et les deux enfants de Camus. » (35-36)
Pour alléger la synthèse, j’use à nouveau de la forme abécédaire: les citations sont extraites du livre de Sharad Chandra; le repérage des passages dans l’œuvre de Camus n’est donc pas mien. Son ouvrage est précieux car il offre une lecture indienne de la pensée de Camus. S. Chandra dégage alors, en bonne connaisseuse des traditions de son pays, les strates indiennes dans les ouvrages d’A. Camus.
Ce regard métissé à la fois par l’indianité et la francophonie est porteur d’une richesse d’analyse qu’un regard occidental n’aurait probablement pas permis.
ATHÉE mais MYSTIQUE
[L’univers de Camus est fait] « de valeurs relatives qui reconnaît à la fois les limites de l’homme et sa capacité à aspirer aux sommets; qui admet [autant] l’existence du mal que du bien, la foi que le doute. L‘attitude de Camus ressemble… à l’attitude des bouddhistes ou des adeptes de la doctrine indienne du Sâmkya qui sont résolument agnostiques mais en même temps parfaitement religieux dans leur comportement. Être athée en Inde ne veut pas dire nécessairement être impie, ou indifférent à la religion. » (SC 145)
Cette citation un peu longue vise aussi à montrer la prudence de Mme Chandra: jamais elle n’affirme que Camus connaissait tel ou
tel courant, seulement qu’elle décèle des proximités entre ses thématiques et les philosophies de l’Inde.
BOUDDHA
« Dans La mort heureuse, Camus évoque ‘le visage discret du bouddha’, les ‘lèvres ironiques et discrètes du bodhisatva’, le saint qui refuse d’entrer dans le nirvana afin de porter secours à toutes les créatures. » (SC 37) « Ce qui fascine Camus dans le bouddhisme, c’est la personnalité du bouddha et non sa philosophie… La sérénité de l’expression sur le visage du bouddha exhalant la paix et l’harmonie le frappait beaucoup. » (SC 39)
« CALIGULA, l’empereur-philosophe de Camus, disparaît de son palais à peu près » comme Bouddha et « pour des raisons semblables. » (SC 39) … la lune se refuse à lui: « Mais aujourd’hui, me voilà encore plus libre qu’il y a des années, libéré que je suis du souvenir et de l’illusion. Je sais que rien ne dure ! Savoir cela. » (SC 53)
COHÉRENCE
« Dans Le Mythe de Sisyphe, on lit en note: ‘Ce qui importe, c’est la cohérence. On part ici d’un consentement au monde. Mais la pensée orientale enseigne qu’on peut se livrer au même effort de logique en choisissant contre le monde… Mais quand la négation du monde s’exerce avec la même rigueur, on parvient souvent (dans certaines écoles védântas) à des résultats semblables, ce qui concerne par exemple l’indifférence des œuvres. Dans un livre d’une grande importance, Le choix, Jean Grenier fonde de cette façon une véritable philosophie de l’indifférence. »
GUIMET
« On sait que Camus, à l’instar de l’écrivain Anatole France qu’il lisait, s’est rendu plusieurs fois au musée Guimet à Paris pour y contempler la riche collection de bouddhas … qui occupe un étage entier du musée. » (SC 39)
INFINI
Camus « déplorait que les hommes aient installé des distances entre eux et l’univers… les hommes ont perdu le contact avec l’infini et se sont repliés dans le cocon de leur vie matérialiste. »
INTUITION
« La philosophie indienne enseigne que c’est par l’intuition – et le désir, un désir profond, pur – qu’on accède à la vérité supérieure ou réalité. … C’est pourquoi, pour connaître, il faut plus que la raison. » CS 52
Camus: « Comprendre, c’est avant tout unifier […]. Le désir profond de l’esprit, même dans ses démarches les plus évoluées, rejoint le sentiment inconscient de l’homme devant son univers: il est exigence de familiarité, appétit de clarté, […]. Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu[,] illustre le mouvement essentiel du drame humain. » CS 53
LUCIDITÉ DANS L’EXTASE
« Coutumes respiratoires des yogis du Thibet. Ce qu’il faudrait, c’est apporter une méthodologie positive à des expériences de cette envergure. Avoir des révélations auxquelles on ne croit pas. Ce qui me plait: porter la lucidité dans l’extase. » in Les carnets, SC 36-37
LE MANQUE, L’ATTENTE & L’EXTASE
Dans une nouvelle, La femme adultère, Camus écrit: « Après sa rencontre éphémère avec l’immensité, Janine, en proie à son extase, prend conscience que ‘quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et qui pourtant n’avait jamais cessé de lui manquer’. » (SC 139)
NON
Re-né Daumal et Albert Camus, tous deux éclairés par l’Inde, ont au moins le NON en commun.
Jean Claude Acarias, dans un beau texte intitulé Attitude degré zéro inclus dans René Daumal ou le retour à soi (Textes inédits et études) publié chez L’Originel, 1981) dit ceci de la négation:
« Cette essence, que les bouddhistes ont appelé le ‘Non Né’, les hindous l’’atma’ (le soi), est – disent les antiques sagesses – présente en nous, mais recouverte par différents voiles-revêtements. D’où l’affirmation de Daumal : l’éveil est négation. Il définissait dès 1929 le principe de toute voie : ‘L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives (…) le sujet pur ne se conçoit que comme limite d’une négation perpétuelle’ (Contre-Ciel, 26).
‘[Car le NON voulant se parler universel, il soulève les voiles niés-apparus, qui s’attachent à lui…] Et tu t’affranchiras de tes limites lorsque tu auras pensé et fait : cette individualité, c’est mon vêtement, ce n’est pas moi’. (CC 31) La négation est l’acte ascétique par lequel l’être nie successivement les enveloppes qui cachent sa vraie nature. Elle représente également … la seule approche possible de l’impossible définition du ‘sans nom’, ouverture sur le ‘soi’ qui n’est ‘ni ceci-ni cela’, l’état non duel ne pouvant être appréhendé que comme négation de tous les qualificatifs et de tous les opposés. » 121
Daumal toujours, dans Le Contre-Ciel, 59 :
« Non, non, non ! car je vois les signes
encore faibles dans un banc de brume lente
mais certains, car les sons qu’ils peignent
sont les frères des cris que j’étouffe,
car les chemins incroyables qu’ils tracent
sont les frères de mes pas de plomb;
je vois les signes de ma force sans bornes, l’assassine
de ma vie et d’autres vies sœurs. »
[Pour Camus, le révolté est] « un homme qui dit non, mais Camus explique qu’en disant non, cet homme dit oui aussi. Car son non a une double implication: en disant non, il pose une limite, une frontière et du même coup il reconnaît tout ce qui est contenu à l’intérieur de ces frontières et qui est beaucoup plus important que ce qui est rejeté… D’un point de vue existentiel, la révolte représente donc le moment l’individu advient. [Camus dit dans L’homme révolté] « la conscience vient au jour avec la révolte. » SC 163
PENSER/DEVENIR
« Védas. Ce que l’homme pense, il le devient. » « Cette phrase … exprime un concept propre à la philosophie des Upanishads. » (in Les carnets, 1939 SC 36-37 et 45) Upanishad signifie « Session au pied d’un gourou ou d’un professeur ».
UNITÉ
« … le narrateur est assis dans un café, il est seul à l’exception du propriétaire arabe. L’Arabe aide le narrateur à entrer dans sa transe: « Le monde soupire ver moi dans un rythme long et m’apporte l’indifférence et la tranquillité de ce qui ne meurt pas… Une sorte de chant secret naît de cette indifférence. Et me voici rapatrié. » (SC 49-50)
« La nostalgie d’une unité spirituelle, chez Camus, ‘le désir éperdu de clarté’, … rappelle d’emblée l’unité brahmân-âtmân des Upanishads, ou le désir violent qu’éprouve l’individu pour l’universel. (SC 50)
Camus dit: « comprendre, c’est avant tout unifier. » (SC 50)
VÉDÂNTAS
« La nature de la pensée de Camus – son goût prononcé pour le bonheur et l’accent mis sur la réalité du monde ici-bas – l’apparente à l’école védantique de Cankara et à la philosophie de la Gîtâ plutôt qu’au bouddhisme… » (SC40) « … La philosophie camusienne contient davantage d’éléments issus de la pensée indienne ou grecque, que d’emprunts aux traditions européennes. » (SC 45)
Au terme de ce parcours, la bien nommée convergence naturelle apparaît comme en pointillés dans une œuvre aux facettes si diverses.
Notes:
1 Mais cette légère différence ressentie n’est peut-être due qu’à ma plus grande aisance en terres libertaires qu’en terres indiennes. Je comble, je comble…
2 Je n’ai pour l’instant lu de lui que Sous l’occupation. Ces notes de guerre sont à bien des égards fascinantes et révèlent un esprit à l’éveil et peu « tendre » avec les défauts de certains de ses contemporains.