Carl Havelange, plume universitaire liégeoise: un style soutenu. Un art très abouti du concept induit, ainsi défini, italicisé. Il nous réfléchit au miroir de ces Chroniques dont il déroule les constantes, les répétitions, les fidélités sous nos yeux, tout en appareillant notre lecture de concepts novateurs aptes à être utiles à des clubs (parfois très...) amateurs d'histoire locale.

La démarche en chambre de Gaspard Marnette fils tient de la chronique évènementielle d'un village, Vottem (près de Liège), entité aux frontières assises dans un paysage, à l'image des haies qui le balisent et servent d'appui au sérieux des hommes qui les entretiennent après leur journée de travail.

La démarche d'écriture de C. Havelange fascine par la pertinence observatrice de sa propre progression dans la Chronique. Elle témoigne d'une double démarche personnelle: celle de Gaspard, chroniqueur pendant quarante ans dans ses cahiers d'écolier, et la sienne propre de lecteur averti des écueils de trop d'écoles historiques pour nous guider à travers sa matrice conceptuelle. Elle est originale et féconde.


Il y a lieu, nous écrit d'emblée l'auteur, pour les historiens de constituer les savoirs émanant de « la parole des humbles », sur une rhétorique du témoignage qui ne se laisse pas aveugler par les hiérarchies tacites de savoir et de pouvoir, sur lesquelles sont établies les sociétés contemporaines. (d'après 15).
Il établit une topographie des écarts entre « le savant et le lointain vers quoi il porte le regard. » 16
Les témoignages [écrits] d'en bas sont d'une grande rareté, puisqu'en effet les humbles n'écrivent pas, ou très peu. » 17
C. Havelange souhaite « échapper à la logique du témoignage » 21 en se plaçant de façon à se « mettre autrement en condition de lecture ou d'accueil. Substituer à l'orgueil de la conquête, la modestie de l'accueil. (F. Cheng) 21


Aborder la Chronique en étant proche de Gaspard, le faire avec de la lenteur et de la douceur. « Faire vertu de l'inutilité de sa démarche dans la lenteur qu'imposent les allers-retours mais aussi du doute et des hésitations. Faire vertu de la solitude et de la gratuité. De cette inutilité, c'est le seul moyen d'avancer, je veux faire vertu. » 26
Être dans l'intimité de Gaspard en prenant soin de lui, en prenant « les choses par le milieu ». « Ne pas expliquer, mais comprendre. » « Penser avec. » (titre d'un chapitre).
L'historien se rend disponible à percevoir le regard de Gaspard, « pas proche, pas non plus distant » (le milieu...) & il n'est pas non plus isolé. Ce regard est « entrelacé dans la foule d'autres regards, entrelacé dans d'autres structures narratives, dont il faudra examiner les récurrences et les stéréotypes. » 23 Ce regard est situé en lui-même & dans son environnement que l'auteur envisage « en sa dimension relationnelle et subjective d'intériorité. » 24

Gaspard n'est pas Zola dans L'assommoir: sa Chronique ne plante pas un décor car « il est, lui-même, dans un PAYSAGE dont son texte ne peut être distingué et dont il constitue un élément. » 25

« Ma méthode sera résolument, sera obstinément inductive. » 25 Il s'agit pour lui de « laisser s'ouvrir les portes du document. Se laisser affecter. Se tenir devant la source. »
C. Havelange écrit à hauteur d'hommes: Gaspard et ses contemporains face à lui qui le lit, peaufinant à mesure qu'il intègre la Chronique à son vécu, aussi en s'immergeant dans Vottem une fois par semaine. Sa démarche d'écriture est personnaliste: les « je » abondent, l'impliquent; elle nous le rend presque familier à mesure que se construit en 24 courts chapitres, au fil des pages, en notre compagnonnage presque, une méthode immersive d'approche de cette Chronique d'un artisan-armurier travaillant ses crosses à façon chez lui. Le statut d'ouvrier non salarié par l'armurier est d'une nature à revenir en force en notre XXIe siècle (voir Deliveroo, Über etc.). Et ILS feignent de ne pas entendre quand le terme régression sociale est lâché...


Démarche définitoire
« ... Je ferai ici usage de la notion de paysage, non pas un décor, ni un contexte, ni même un ensemble extérieur de déterminations physiques, économiques, culturelles ou sociales, mais la révélation par le texte du vivant système de relations que l'homme entretient avec son environnement. » 29 Un peu plus loin, il précise que cette notion est l'ensemble des relations qui, à chaque instant, constituent le sujet dans son environnement. 35
C. Havelange écrit vouloir être « capable de reconnaître & de comprendre... une topographie des présences connectées». id. Il dit souhaiter que sa méthode relève d'une « écologie historique des présences, travaillant avec Gaspard, à la manière un peu dont Jakob von Uexküll, dès 1934, avait réfléchi les relations du vivant à ses environnements. » 35 Il semblait nécessaire pour Gaspard de « mettre le monde en récit ». 59

Toujours C. Havelange: « Je n'ai aucune vocation au régionalisme ni à l'histoire villageoise, dont on voudrait connaître les détails. » id. Voilà une phrase en laquelle je me reconnais parfaitement dans cette rurbanité diffuse, autrefois (mais très lointainement...) villageoise...

L'auteur cherche dès lors « à trouver la bonne échelle ou la bonne focale » dans l'histoire de Gaspard en comprenant mieux ce qu'il avait sous les yeux. 59-60 C. Havelange reconnaît au texte de Gaspard cette puissance « de faire surgir des images, des tableaux imaginaires et sensibles dont il s'agissait... seulement d'apprécier la venue, la manière dont [les tableaux imaginaires] [lui] paraissaient, aussi, faire lien entre le temps où [il lisait] et celui où Gaspard écrivait. » 61 Le texte de la chronique a « une vertu imageante ». Les images surgissent alors « chaque fois comme une récompense » Le paysage s'articule à l'oeil de Gaspard. Le document revêt alors « l'aptitude... à donner à voir » et à établir « le récit historique, lui-même, comme un paysage, c'est-à-dire comme un système de relations. » 61


L'enthousiasme nait aisément quand une écriture possède une vibration un peu complice, voire affinitive. Elle sait alors prendre les chemins continus, sans plus trouver agréable de sauter d'un livre à l'autre. Cette capacité immersive dans des ouvrages choisis avec précision est un acquis. Elle s'exerce sur Nulle Part le plus souvent.

Ce carnet conceptuel de lectures immersives innove, semble-t-il: nous le devons aux éditions des Presses du réel et sa collection Fabula, confiée à Alexandre Laumonier (par ailleurs éditeur des Zones Sensibles - très chères au coeur de La Léonardienne).

Une démarche serrée (moins de 160 pages) dégage de l'abondante chronique vottemmoise des lignes d'observation. C. Havelange nous ouvre une fenêtre sur un mode effacé de la mémoire vive. Il nous offre un décryptage d'une mémoire cache qui s'est écrite sur les quarante dernières années du XIXe siècle.


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