Lorsque Camille Fabry (1887-1960) dépose, à 33 ans, probablement fin août 1920, son manuscrit chez son imprimeur sérésien, Alfred Genard, il sait lui confier de quoi étoffer la biographie d’un révolutionnaire allemand, Karl Liebknecht (1871-1919), assassiné près de Berlin, dans la soirée du 15 janvier 1919, en même temps que sa compagne de luttes et de vie, Rosa Luxemburg (1870-1919).
Ce double assassinat est perpétré par « des corps francs, auxiliaires armés du pouvoir social-démocrate [allemand], déterminé à écraser les mouvements révolutionnaires qui travaillent le pays ».1 Ces militaires à tout le moins « relevaient de l’autorité du ministre social-démocrate Noske. »2 (p. 247) Déjà condamnée à de la prison, Rosa Luxemburg sortant à peine de détention le 9 novembre 19183, retrouve Karl à Berlin.
Leur combat militant après la guerre au sein d’un mouvement révolutionnaire appelé le Spartakisme est très étroitement surveillé par le gouvernement socialdémocrate. Ils changent constamment de lieu de séjour. Rien n’y fait: ils seront débusqués alors qu’ils logent chez des amis.
Question enfermements, Karl n’est pas à la traine derrière Rosa.
- Entre le 24 octobre 1907 et le 1er juin 1909, il purge une condamnation à 1,5 an de forteresse pour haute trahison: en cause, sa propagande antimilitariste. Il avait rédigé une brochure sur le sujet. Cela ne l’empêche pas de se faire élire à la chambre des députés de Prusse.4 (p. 13) Il y représente le quartier berlinois de Wedding, à forte concentration ouvrière. À ce titre, il siège également au Reichstag, une fois sa peine purgée.
- Fils de parlementaire, il se fait donc une place propre six ans après le décès de son père. Il sera à nouveau emprisonné de 1916 à 1918 pour le même motif, aggravé par la guerre qui fait rage. Entre les deux, puisqu’il est avocat, il assure la défense dans de nombreux procès politiques.
C’est en trublions de la jeune république qu’ils mourront. Seraing connaitra trente ans plus tard un assassinat politique similaire avec Julien Lahaut5, au cours de la deuxième affaire royale, Léopold III après Léopold II… Camille Fabry en sera également le témoin: il ne décèdera que dix ans plus tard.
L’historien du présent
Leur disparition a alimenté les colonnes de la presse allemande et internationale à l’époque. Posément, Camille Fabry décide de rassembler ce qui lui est accessible au niveau local et national pour publier, un an et demi plus tard, un ouvrage documentant un épisode antérieur de la vie du parlementaire allemand, toujours membre du SPD à l’aube de la guerre, mais s’opposant farouchement à celle-ci puisqu’il s’opposera en aout 1914, au Reichstag, aux crédits de guerre. Avec treize autres parlementaires du SPD, ils voteront contre les crédits de guerre début décembre. Fin 1915, ils seront dix-neuf en tout à s’y opposer encore et toujours. Difficile de passer inaperçus dans ces conditions !
L’exemplaire
Karl Liebknecht en Belgique pendant la guerre6 paraît, sous la plume de notre auteur sérésien, à peine un an et demi après ce double assassinat, en septembre 1920, dans la collection Éducation-Récréation de la Centrale d'Éducation ouvrière au sein de la Maison du Peuple de Bruxelles. La page de titre précise que l’auteur se base sur plusieurs relations du passage en Belgique du révolutionnaire, rédigés à partir de notes personnelles:
ill. 1 Sur la page de titre | ill. 2 Couverture de l’ouvrage |
Il sera tiré 200 exemplaires de cette relation dans cette édition. D’autres tirages de pagination différente paraîtront aussi et sont mentionnés dans plusieurs autres ouvrages repris en notes. L’importance de celui-ci n’a pas échappé à d’autres auteurs se penchant sur la vie de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg un demi-siècle plus tard : l’ouvrage figure toujours dans leurs bibliographies.
Il rend compte
ill. 3 Léon Troclet, source ALPHAS |
Camille Fabry connait et fréquente ces personnes au sein du POB liégeois, mais pas que !: Victor Serwy et Camille Huysmans ne sont pas liégeois. Bref, Camille Fabry est introduit; il a ses entrées et sait activer son réseau.
Léon Troclet (1872-1946) est député au parlement, « un élu socialiste depuis de longues années, descendant des robustes bûcherons de nos Ardennes, il allie à une culture générale que plusieurs intellectuels pourraient lui envier, une sentimentalité toute latine ». (p. 6) D’une phrase, le poète qu’il est aussi campe le personnage. Léon Troclet préside depuis 1918 la fédération liégeoise du POB7.
La deuxième relation avec laquelle il étoffe la visite du député-soldat Liebknecht en Belgique est celle de Joseph Bologne, autre député socialiste de ses connaissances.
Léon Troclet et Joseph Bologne ont confié à l’auteur les notes qu’ils avaient prises à l’époque, en 1914. Cela est précis, y compris, dans le cas du premier, dans le verbatim des conversations qu’ils ont eues, notamment au Café Anglais (p. 17) dont « le chef de la Kommandantur avait fait supprimer le mot ‘anglais’ sur l’enseigne », ponctue Camille Fabry d’un point d’exclamation en note... (p. 7)
Pendant son séjour liégeois, Karl Liebknecht loge à l'Hôtel Charlemagne (p. 18) Léon Troclet le reconnaît sur la place St Lambert et est évidemment méfiant en le saluant en civil « en face de l’Innovation » … Liebknecht [lui] dit : ‘J’avais votre adresse … J’allais vous voir … pour causer des évènements qui se passent en ce moment...’ Et comme je dévisageais le soldat allemand qui l'accompagnait, il me rassura: ‘C’est un camarade’... » (p. 7) Ils se rendent séparément au café car « la soldatesque des Hohenzollern était considérée à Liége comme une horreur » et que Léon Troclet n’aurait « pas voulu traverser la place à côté d’un de ses représentants ». (p. 8)
Fake news, un outil de guerre
Les Fake news, elles ont déjà cours par milliers ! Rien de neuf sous le soleil...
Les fausses rumeurs accusant les Belges de tendre des embuscades mortelles contre l’armée ennemie vont bon train en Allemagne. Karl Liebknecht se rendra compte au cours de son séjour qu’il n’en est rien et que, au contraire, c’est bien l’armée de son pays qui a commis de multiples atrocités qu’il s’efforcera de documenter dans son rapport d’inspection.
Il fait utilement jouer les contacts qu’il a établis avant guerre au sein de l’Internationale Socialiste que le Belge Émile Vandervelde (1866-1938) préside. Camille Huysmans en est le secrétaire. Il contribue à la précision dont regorge l'ouvrage de Camille Fabry. Pour preuve, la chronologie incluse dans l’ouvrage assemblé par C. Weill8 précise
- qu’il fait une tournée de conférences pendant neuf jours en mars 1913,
respectivement à Paris, Anvers, Liége et Londres; - et qu’il a rencontré Jean Jaurès à Paris le 14 juillet 1914, quinze jours avant qu’il ne soit lui-même assassiné au sortir d’un café parisien.
Les longs entretiens qu’auront les deux parlementaires permettront à chacun de se faire une idée plus précise de la situation dans le pays envahi mais aussi dans le pays envahisseur. C’est en cela que cette relation est passionnante. Son rapport sera circonstancié mais il sait qu’il va à contre-courant de l’opinion dans son propre pays.
Il contribue
Haut fonctionnaire à Seraing, comme Renaud Strivay d’ailleurs, Camille Fabry sait ici apporter une contribution à l’histoire qui s’est faite sous ses yeux: elle est susceptible d’étoffer la tournée d’inspection que Karl Liebknecht effectue en Belgique « du 4 au 13 septembre 1914: [c’est] en vertu de son mandat parlementaire [qu’il] effectue une tournée d’inspection en Belgique et dans le nord de la France occupés par les troupes allemandes. Il se rend aussi à Amsterdam. (p. 257) »9
Il rétablit les faits
Dans un chapitre ultérieur intitulé L'arrestation et la mort, Camille Fabry analyse les circonstances de l’assassinat du couple. (pp. 48-50) Il mentionne des sources fiables, y compris allemandes qui établissent qu’ils ont été « arrêtés par la garde bourgeoise de Wilmersdorf, sous la conduite de Lindner et Mehring, et livrés au quartier général de la division de la garde… L’arrestation était illégale ; aucun ordre d’arrêt n’avait été donné; et même dans ce cas, les Spartaciens arrêtés auraient dû être remis à la police. » (p. 48) Notre auteur se livre à une véritable analyse des sources disponibles à l’époque.
Il rédige au service de l’histoire
Rien dans l’ouvrage ne laisse supposer que Camille Fabry ait lui-même rencontré Karl Liebknecht. Il met sa plume au service de l’histoire en quelque sorte, en rapportant les relations de six témoins directs et fiables. L'ouvrage s’insère dans une œuvre à la fois poétique et en prose que retrace du vivant de l’artiste, en 1936, Marcel L’Epinois en rédigeant de Camille Fabry un portrait dithyrambique, qui a aussi le mérite d’établir une bibliographie étoffée de ses œuvres publiées jusque là.10
ill. 4 Page de couverture | ill. 5 Quatrième de couverture |
Il documente
La fibre poétique de Camille Fabry trouve heureusement à s’exercer puisque Karl Liebknecht « taquinait la muse, parfois ». (p. 56) Il nous en propose une traduction à laquelle il joint une traduction littérale d’un professeur de l’Université de Liége, M. A. Bricteux.
ill. 6 Tempête, ma compagne de Karl Liebknecht |
L’ouvrage se termine par deux poèmes rédigés par Camille Fabry lui-même, publiés l’un, du vivant de Karl Liebknecht, l’autre en sa mémoire peu après son assassinat:
ill. 7 & 8 Camille Fabry, deux poèmes |
La première publication de ces deux poèmes indique d'une part que Camille Fabry jouissait de nombreuses publications, y compris chez un éditeur londonien pendant la première guerre mondiale, et qu'il avait aussi ses entrées au journal Le Peuple, à Bruxelles où son entregent semble bienvenu.
Cet ouvrage va avoir cent ans. Il nous révèle un pan de mémoire collective, très ouverte sur l’internationalisme.
Un grand merci au Prêt Interbibliothécaires initié par le Centre de lecture publique Renaud Strivay au sein du Réseau de lecture publique de la Province de Liège qui a rendu accessibles deux des ouvrages utiles à étoffer cet essai:
ill. 9 1967 | ill. 10 1970 |
Notes
1 William Irigoyen, Comment le spartakisme fut défait, in Le Monde diplomatique, novembre 2018.
2 Gilbert Badia, Le spartakisme: les dernières années de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht 1914-1919, Éditions L’Arche, 1967, 438p. [Bibliothèque centrale des Chiroux]
3 Helmut Hirsch, Rosa Luxemburg: een biografie, Éditions Knack, 2007, traduit de l’allemand en néerlandais par Piet de Moor, 155p.
4 Karl Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution: choix de textes et présentation de Claudie Weill, traduction de Marcel Ollivier, éditions François Maspero, collection Bibliothèque socialiste n° 17, 1970, 272p. [Bibliothèque centrale des Chiroux]
5 Voir Rudi Van Doorslaer, L’assassinat de Julien Lahaut: une histoire de l’ancommunisme en Belgique, Éd. EPO, 1987, Fonds documentaire de Mémoire de Neupré, au sein du Centre de lecture publique Renaud Strivay, à Plainevaux, sous la cote LIE 940 VANDOO A.
6 Camille Fabry, Karl Liebknecht en Belgique pendant la guerre: deux portraits du révolutionnaire allemand, Centrale d’éducation ouvrière, collection Education-Récréation, Maison du Peuple, Bruxelles, achevé d’imprimé le 15 9 1920 sur les presses d’Alfred Genard à Seraing, 70p. Cet exemplaire a été acquis lors d’une vente d’exemplaires détenus en double par l’ALPHAS, Atelier Liégeois pour la Promotion de l’Histoire et des Archives Sociales.
7 https://alphas.be/leon-troclet/
8 Voir note 4.
9 Karl Liebknecht, op. cit.
10 Marcel L’Epinois, Camille Fabry, Éditions Le livre belge d’aujourd’hui, collection Profils littéraires belges, 2e série, 80p. L’ouvrage est consultable dans Le Fonds documentaire de Mémoire de Neupré, au sein du Centre de lecture publique Renaud Strivay, à Plainevaux, sous la cote NEU 929 FAB ry C