Augustin Berque, La mésologie: Pourquoi et pourquoi faire ? Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, 78 p.
Depuis plus de 15 ans, je vis saisi de concepts dont j’avais juste perçu l’importance théorique sans jamais en avoir compris tout le sens, dont j’étais incapable de parler. Je ne le suis pas encore, mais je sais maintenant avoir un outil pour y tendre. J’en avais à l'époque saisi la portée, non le sens.
Et voici que la démarche de ce chercheur s’explique devant nos yeux, en passant par le soi, le sien, avec une humilité toute japonisante, voire japonaise: il montre comment lui-même s’est progressivement dissous dans la théorie d’autres pour la comprendre, la saisir, s’en imprégner de façon vivace. Son apport est d’avoir établi des liens entre des concepts. Il est un jeteur de ponts conceptuels entre WATSUJI Tetsuro (1889-1960), Lucien Febvre (1878-1956), Charles Robin (1821-1885), Jakob von Uexküll (1864-1944), Heidegger (1889-1976) ET le bouddhisme du grand véhicule.
Ce balayage extrêmement large passe par son propre parcours au cœur de ces notions. Il nous en explique la progression vers sa propre compréhension meilleure; cette intégration passe par sa personne. Il est devenu un passeur, un jeteur de ponts, un pont lui-même peut-être.
Il était venu faire une conférence aux Chiroux (Centre culturel de Liège) au début des années 2000. J’y avais assisté. Ou quand la fascination se doublait d’une incompréhension totale par absence en moi d’équipement intellectuel suffisant. Il avait répondu à une question d'un architecte dans la salle (du genre So what ?) qu’il était un théoricien. Nous n’en doutions pas.
Il a dépassé ce stade-là. Il est advenu à lui-même. Il est devenu lui-même le lieu où les concepts se croisent, se fertilisent. Et cette humilité dont l’omniprésence enchante. Qu’un homme comme lui, qui a parcouru et parcourt les plus hautes sphères de la pensée, dessine ainsi son apport comme lieu philosophique du croisement de concepts créés par d’autres, dit assez ce que chacun d’entre nous, les sans-grade, les prolétaires de la pensée, doit (devrait) se contenter d’être ce croisement, d’être ce lieu où « le franc tombe ».
L’aventure humaine derrière ces constructions conceptuelles est riche de passages entre l’ouest (auquel il appartient) et l’est qui l’a conquis. Dans la foulée de la première lecture, j'ai relu cet ouvrage si lisible. Enfin.
« Poétique de la terre » viendra bientôt dans ce recueil de textes sur A. Berque. Je le lis parmi d'autres pour l'instant. Rien que d'avoir convoqué le mot « Poétique »... suffisait à titiller l'intérêt. Il est un parcours philosophique. Vous trouverez ici déjà de quoi alimenter son sommaire.
Il nous livre un tramage subtil entre sa vie de chercheur (mais aussi d'époux) et la très progressive maîtrise conceptuelle de ses termes fondateurs: mésologie, médiance, le milieu, trajection, trajectivité, le non dualisme aussi, auquel je me rattache par le shivaïsme tantrique du Cachemire dont j'ai quelque peu approché les rives, par la pratique de plus en plus profonde de la relaxation tantrique.
Il serait intéressant qu'un chercheur, une chercheure, de la discipline Terminologie notionnelle se penche sur le beau réseau notionnel implicite à cet ouvrage.
It's a lifelong process for him; & the subtelties, the intricacies of the path he followed do explain in part why I was left on the bankside at the outset of the years 2000, at a loss, never daring to venture into any explanation of what was yet perceived as a light in darkness, but was not grasped, not internalised. I thought my own intellectual equipment was at stake, but the humbleness/humility shown in this latest opus, 78 pages long, reveals I wasn't the only one at a loss ! We were all erring. Now the guide, A. Berque, has reached the full size of his conceptual apparel, it suddenly becomes a joy to understand...
Je suis fasciné par ce fin entremêlage entre biographie et concepts se complexifiant sans se compliquer enfin.
[(13) En japonais et en chinois le patronyme précède le prénom MINAMI Kôsetsu.]
La biographie s'humanise. Le propos devient concret. L'approche par couches successives, comme l'oignon se construit sous terre, fait également état d'une chronologie de lectures, tissant à leur tour des liens qui se croisent, se nouent, au cœur vif de l'humain qui nous écrit, l'humain qui s'écrit devant nous.
C'est le premier ouvrage d'A. Berque que je lis qui s'adresse à moi en tant que lecteur, qui m'adresse la parole, qui me parle en quelque sorte. Je m'y trouve en résonance. J'y suis sensible, sous la forme qui trouve un écho en moi, à la manière d'un A. Comte-Sponville qui ne réchigne jamais au subjectif assumé, y compris dans son dictionnaire.
Un ouvrage qu'a récemment traduit A. Berque s'emprunterait volontiers: (note 4 p 15) WATSUJI T.: Fûdo, le milieu humain, cnrs 2011. (1935)
La discussion sur la traduction du mot japonais fûdo, non par climat mais par milieu est passionnante. La mésologie est l'étude des milieux. En grec, KLIMA = pente du sol, son inclinaison & plus spécialement l'inclinaison de la terre vers le pôle à partir de l'équateur (je pense que j'aurais parlé d'axe de la terre, mais il ne le fait pas; je le suis donc.)
L'école française de géographie s'est caractérisée par le possibilisme; « à savoir l'idée que la nature ne détermine pas la culture mais lui offre seulement des possibilités que (la culture) exploitera ou non, d'une façon ou d'une autre, selon les contingences de l'histoire ». Watsuji pratique la phénoménologie herméneutique (deux termes définis par A. Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique, puf, 2013)
« Le paysage est une empreinte de l'action humaine », lieu commun. « Mais qu'il pût aussi être une matrice, capable de déterminer à son tour ce qu'est un être humain (p. ex. qui a la rizière chevillée au corps) cela, les non-géographes surtout ne voulaient pas l'admettre. »
« Les sociétés aménagent leur milieu comme elles le perçoivent, et elles le perçoivent comme elles l'aménagent. » 29
Médiance et trajectivité: en 1985 A. Berque définissait la médiance comme « dimension ou caractère attributif des milieux ; sens d'un milieu. »
Watsuji par contre disait en 1935: « moment structurel de l'existence humaine», moment dans le sens mécanique « càd celui d'une puissance de mouvoir engendrée par un couple de forces. »
La médiance est une motivation naissant du couple dynamique formé par les deux moitiés qui font concrètement l'être humain: d'un côté sa moitié individuelle, de l'autre sa moitié relationnelle. »
« Ce n'est qu'en 1995 que... j'ai enfin compris la définition de Watsuji. » (36)
« Les deux moitiés constitutives de l'être humain concret: son corps animal et son corps médial (i.e. son milieu), l'un ne pouvant exister sans l'autre, & l'un corrélatif de l'autre.» 37
« La médiance récuse le dualisme. » (39) La médiance est non-dualiste.
La nature d'un milieu n'est révélée ni par ses seuls stades initiaux ni par ses stades terminaux mais par les trajets mêmes de ses transformations (Piaget, adapté par A. Berque). C'est l'essence même de la mésologie.
Pour la mésologie, le milieu est devenu un objet de recherche spécifique.
Le terme mésologie était présent dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de P. Larousse: Mésologie = étude des milieux remontant, non au médecin Bertillon comme il le dit erronément, mais au biologiste charles Robin (1821-1885) qui l'a fait connaître.
En 1906, le Petit Larousse dit: mésologie= partie de la biologie qui traite des milieux et des organismes milieu = « lieu dans lequel on se meut. Sphère morale ou sociale. »
L'écologie, hors champ des sciences sociales, a pris la place de mésologie comme science de la nature.
Sortant de son premier âge, la mésologie surgit dans les travaux du naturaliste allemand Jakob von Uexküll (1864-1944) puis chez le philosophe nippon WATSUJI Tetsuro (1889-1960). Leurs travaux portent la marque de la phénoménologie. Leur question: comment la réalité apparaît-elle concrètement à un sujet humain ou non-humain ? Cette réalité-là est spécifique au sujet – organisme, individu, espèce, société - donc irréductible à cet en-soi qu'est le donné environnemental brut & objectif que considère la science moderne. 49-50
Heidegger, peut-être rencontré par Watsuji en Allemagne en 1927-28, … en tout cas Heidegger en fait état dans le recueil de son séminaire de 1929-1930 (en = Uexküll). Aucun indice probant d'influence. Uexküll publie en 1934 Mondes animaux et monde humain (un chapitre est consacré à la théorie de la signification) et Watsuji publie Fûdo en 1935.
Uexküll écrit une œuvre aussi fondamentale pour son époque que Copernic ou Darwin à la leur. Chaque espèce est la mieux adaptée à son propre milieu. (53)
L’humilité foncière d’A. Berque lui permet de reconnaître avoir passé sa vie à se construire progressivement une vision claire de sa terminologie ternaire, & agnostique. Tant d’autres auraient tu l'imparfaite progression pour ne nous livrer que le aha final, la lumière en quelque sorte. Lui, non. Il a pris le temps de ce petit ouvrage par la taille (mais immense par la portée), à la fois très dense et très limpide, de détailler les sauts, les étapes d’une meilleure compréhension intérieure des outils qu’il avait progressivement mis en place.
Autrement dit, les trois ouvrages1 que j'avais lus au début des années 2000 sont l'orée d'un chemin déjà extrêmement bien balisé, tandis que celui-ci est publié après cristallisation conceptuelle, ontologique. Il est désormais conduit de l'intérieur.
L'auteur est un intellectuel de haut vol, fin connaisseur du Japon qui est une trajection à lui seul. Et il a rédigé un ouvrage à clefs qui ouvrent progressivement toutes les portes sur le chemin qu'il a lui-même entrepris. Les lecteurs sont invités à le suivre. C'est presque haletant.
Ses ouvrages sont empreints de trajectivité, sont la trajectivité même.
J’ai senti vibrer l’homme, comme soulagé d’être désormais du bon côté de la clairière. Comme si une certitude raisonnable pouvait à l’avenir éclairer un parcours sans fin.
Je suis conquis.
Sur la médiance et les concepts attachés, un très beau site leur est consacré.
1 Médiance, de milieux en paysages, Belin, Géographiques Reclus, 2e édition, 2000, 159p.
Écoumène, Introduction à l'étude des milieux humains, Belin, 2000, 271p.
Logique du lieu et dépassement de la modernité, 2 volumes, Ousia, 2000, 391p & 294p.