En sortant de la lecture frissonnante des Furtifs d'Alain Damasio, comme une envie de peaufiner sa propre furtivité vivante... Se croise alors la brève recension d'un ouvrage dans un périodique sur un ouvrage intitulé L'intelligence des invisibles Vivre avec les esprits: Kazakhstan, Ladakh. Deux fils, deux courants qui nourrissent Nulle Part: la Russie & l'Inde; d'intenses affinités amicales (aucun rapport avec les auteures des deux ouvrages) se prolongent dans les livres.

Plus tard, les éditions Zones sensibles sortent, à l'orée des vacances, un autre ouvrage d'anthropologie sous la plume de Charlotte Marchina: Nomad's land: Éleveurs, animaux & paysage chez les peuples mongols. À nouveau une république ex-soviétique devenue indépendante, la Bouriatie, & la Mongolie, voisine de la Chine. L'évolution de pratiques chamaniques est au coeur du premier ouvrage et d'élevage du second. Les deux auteures nous offrent de comparer avec les outils de l'anthropologie et de l'ethnographie des usages ancestraux amenés à évoluer plus ou moins rapidement, en fonction des circonstances, principalement économiques.


Le chamanisme avait été interdit par le régime soviétique tandis que l'usage libre des terres au temps des kolkhozes/sovkhozes a été remplacé par ce que les anglophones nomment l'enclosure. La pratique de l'enclos (voire, de façon complémentaire, de l'exclos) et la tendance à un moindre nomadisme par l'obligation d'acquérir des parcelles avec la disparition des coopératives paysannes.

Au sortir de ma lecture des deux ouvrages, des notes de parcours s'assemblent ici sous forme d'une synthèse qui se réfléchit et s'affine en s'écrivant. Deux lectures pour le "prix" d'une, en quelque sorte.


Très étonnant resurgissement d'Augustin Berque sous la plume d'Anne-Marie Vuillemenot: elle l'a lu en profondeur & utilise certains de ses concepts dans son enquête de nature anthropologique, en les sortant de leur contexte de système tel que la mésologie se conçoit de l'intérieur. Je me sens quelque peu rencontré par cet ouvrage, même si j'aurai une remarque de nature moins enthousiaste à formuler plus bas: accompagner ainsi, sans s'écarter d'un havre cher, une Occidentale en des terres inexplorées à titre personnel fait incontestatblement voyager le corps en esprit & vivifie par la même occasion de nombreux fils de lecture qui se croisent sur ce site-ci.

Se sentir ainsi rencontré par un ouvrage facilite la continuité de sa lecture. Une connivence s'installe. Elle ne demande qu'à s'approfondir en poursuivant.

J'y apprends par exemple que Rinpoché n'est pas un patronyme mais fait sens: il signifie le grand précieux, le moine incarné. Comme Ananda en quelque sorte, qui signifie la félicité et devient le prénom de tant de gourous occidentaux... C'est d'ailleurs, à mes yeux, devenu un indice d'attrape-nigauds...

Les rencontres que l'auteure fait sur une période longue (1992-2018) de visites annuelles successives auprès des mêmes familles de chamanes, la somme des observations très précises qu'elle consigne dans son ouvrage à notre intention démontrent à foison l'autorité dont elle jouit dans son milieu pour offrir une étude anthropologique poussée sur les liens que certains vivants entretiennent avec les morts, ces invisibles du titre. Elle rend compte de manifestations tangibles de leur présence, notamment aussi dans un cimetière.


Une recension de l'ouvrage sur Daily Science cite un passage de l'ouvrage (sans en indiquer la provenance):

« J’ai aujourd’hui encore beaucoup de mal à qualifier les événements qui se sont produits à travers moi, en dehors de ma volonté et en pleine conscience de ce qui se passait », explique l’ethnographe. « Je n’avais pas conscience d’être en transe, si tant est que je pusse reconnaître en moi cet état. Mais bien d’être agie par d’autres. »
Après cette expérience, Anne-Marie Vuillemenot est perçue différemment au Kazakhstan. Les mères lui apportent leurs nouveau-nés pour qu’elle souffle ou crachote trois fois sur eux. Comme il est de coutume quand des enfants sont présentés à un ou une baqsi. Les baqsi la considèrent comme une collègue.
« Cette initiation a eu des répercussions sur ma manière d’être au monde et à ma discipline, me poussant à investiguer encore et encore le champ des transformations corporelles issues de techniques très diverses. Transe, lecture dans la paraffine, divination avec 41 pierres ou haricots. Mais surtout, elle m’a encouragée à développer mes sensations et perceptions à divers milieux. À regarder, entendre, sentir, goûter, toucher avec plus d’acuité. À ce moment-là, je pratiquais encore beaucoup l’ostéopathie. Et nombre de patients me l’ont fait remarquer .» Mise en gras propre à NP.

Ma pratique accompagnée du shivaïsme tantrique du Cachemire telle qu'elle s'expose poétiquement sur Un écartement convenable confirme, à titre personnel, que le corps humain est capable de modifier ses perceptions de façon durable, de fluidifier un cheminement en essayant autant que faire se peut de le nourrir en l'accomplissant. D'avoir trouvé des confir-mations philosophiques dans l'Éthique de Spinoza, tout cela concourt à donner raison aux multiples approches possibles en vue d'un usage respectueux de soi.


Une légère gêne
Pourtant. (Vous le sentiez venir, n'est-ce pas...). Pourtant, ce qui continue à me gêner légèrement avec cette pratique anthropologique-ci, c'est que l'auteure semble adhérer à ce qu'elle dévoile en s'y impliquant.
L'Occidentale se laisse imprégner, sans volonté affirmée de sa part de rester en deça; elle n'était pas partie au Kazakhstan pour devenir chamane, cela va de soi ! —
Son corps est devenu pour certains Kazakhs un corps doté d'un pouvoir qu'ils lui reconnaissent. Jusque là, rien à dire. Qu'elle se convainque même d'avoir senti des modifications dans sa pratique manuelle de l'ostéopathie, qui serions-nous pour en douter, d'autant plus que je connais les bienfaits de l'ostéopathie à titre personnel. Je sors de la lecture de ce passage avec l'impression que l'auteure accréditerait bien une forme de rémanence matérielle sous forme de la modification pérenne de sa pratique ostéopathique, suspendue ou arrêtée depuis. Elle serait brièvement devenue un corps dans lequel se seraient glissés les invisibles.

Que les morts puissent demeurer présents aux vivants, cela a lieu, à n'en pas douter: la mémoire humaine joue ce rôle auprès de chacun·e d'entre nous & également à titre collectif. L'auteure rend compte avec précision de cérémonies dans des lieux privés, une pièce dans la maison d'un·e chaman·e soufi. Que de la matière souillée soit extraite par succion & recrachée dans un bol à la vue de toutes les personnes présentes, soit. Mais jamais il ne nous en est proposé une analyse chimique par exemple, ou bien le repérage d'une éventuelle supercherie destinée à convaincre les convaincus présents de la matérialité des pouvoirs (qui se monnaient parfois cher) des soufis. Cette absence de doute émis (ou alors il m'a échappé) me rend quelque peu prudent. Ce bémol est de nature pragmatique, philosophique même, me semble-t-il. J'avais ressenti une forme similaire de méfiance face au soufisme auquel Lilian Silburn, avait fini par adhérer; elle est néanmoins demeurée un fil inspirant sur Nulle Part.


L'auteure rend compte de ce qui relie des vivants à certains élus, vecteurs de parole instaurée. Cela reste souvent dans une dichotomie bien/mal, bon/néfaste très religieusement marquée. Bien sûr l'auteure mentionne le rhizome cher à Deleuze et Guattari, dont J.-C. Martin s'est également fait le vulgarisateur éclairé. C'est bien le réseau qui intéresse l'auteure, celui qui relie des humains entre eux par l'entremise d'un  chaman capable de communiquer avec les morts. Elle semble même valider le processus qui va "de l'apparence à l'objectivation de l'invisibilité » 331 sans jamais poser la feinte (l'arnaque des marchands du temple donc) comme une hypothèse possible, parmi d'autres bien sûr. « Il y a donc, dans ces situations, transmission de fait d'une manière d'appréhender le monde. »

Elle, qui est la chrétienne aux yeux des locaux et est présentée comme telle par l'un d'entre eux, (& son laboratoire d'antropologie prospective est bel & bien situé au coeur d'une université qui revendique haut & fort sa catholicité !), partage avec eux l'appareil commun qui rend la foi palpable, visible. Cette foi nécessite des autels, des lieux consacrés aux esprits par réactivation quotidienne. Cela donne aussi lieu à des rites individuels ou collectifs qui instaurent un nouveau lieu d'invisibles dans le milieu partagé. La dérive marchande propre aux religions n'est jamais loin et l'auteure nous en livre quelques manifestations.

La seule restriction émise dans ces annotations conserve à l'ouvrage tout son intérêt bien sûr. Ma vigilance plus sceptique a trouvé à s'y exercer de façon nuancée. Chaque lecture s'approprie les lisières, les marges, les soubresauts de l'infini comme elle le peut, avec ses propres ressources & ses propres manquements, n'est-ce pas ?

Les incursions plus récentes de l'auteure au Ladadkh indien ne rendent pas compte d'un même biais puisque l'anthrologue qui y a également noué d'intenses relations amicales. Les comparaisons qui en résultent, les permanences, les nuances aussi qui se font jour sont uniformément intéressantes à noter.

Aucune carte ne figure dans l'ouvrage. La complexité des nouvelles frontières découlant de l'écroulement de l'URSS l'aurait accueillie avec joie !


Enfin, voici comment le laboratoire auquel elle appartient définit l'axe de recherche suivi dans cet ouvrage:

Axe : Mondes sensibles, rythmes, poétiques, intelligences pragmatiques.

Nous interrogeons les modalités par lesquelles ce qui "fait culte" cultive le monde. Au sein de cet axe, nos recherches se focalisent sur les expériences et les constructions sensibles de mondes où l’acte prime : rythmes, poétiques, intelligences à l’œuvre. En entendant le terrain comme l’avènement de relations au cœur d’expériences partagées, nos recherches se focalisent sur les esthétiques et les esthésies productrices de sens pour les communautés étudiées et que nos analyses se doivent de mettre à jour. Par exemple, nos recherches comprennent l’étude de formes de chamanismes contemporains, celle de rythmes de marche et de danse, ou encore, celles de marqueurs d’espace qui convoquent les non-humains et diverses figures d’invisibles dans le monde des humains.

La parole poétique qui a lieu, les chamans lui ont demandé de ne pas la retranscrire, ce qu'elle respecte. C'est dommage pour nous, cela nous aurait mieux permis de prendre en compte l'ensemble des données auxquelles ces paroles donnent accès, d'autant plus que Lilian Silburn, encore elle, n'eut pas la même réserve dans les années 1980 face aux demandes de ses maitres lorsqu'elle a assemblé & traduit pour la première fois de nombreux textes encore non connus en Occident à partir du sanskrit. Elle s'en explique dans son ouvrage. Les bénéfices retirés de cette lecture pour l'occidental que je suis sont infinis. Il faut parfois oser...

J'ai aussi écouté avec grand intérêt un enregistrement sonore d'un entretien avec des membres de son laboratoire sur la démarche mise en oeuvre. Convaincante. J'y approfondis la logique d'une double démarche: enthographique & anthropologique. J'y trouve appui à tenir un certain scepticisme personnel sous boisseau; je ne serai jamais anthropologue... ce n'est pas le but non plus ! J'ai appris à recevoir une démarche authentique, sans oublier mes propres pratiques en linguistique pragmatique, en terminologie notionnelle & en amateur de philosophie.
 
Terminons par une note entièrement positive: cet ouvrage rejoindra ma bibliothèque avec bonheur. L'art de rester en éveil pour dénicher des apports nourrissants est de pratique quotidienne constante. De rebond en rebond, c'est ainsi que se construit un univers dynamique aux horizons nourrissants. Ces annotations finales auront aussi permis de nuancer une approche approfondie de l'ouvrage pendant sa lecture et de la transcender en la relativisant pendant la mise en ligne.

En cliquant sur la couverture de ce deuxième ouvrage, une brève recension également présente sur Nulle Part s'ouvre.

Enfin, l'ouvrage de Mme Vuillement crée un malaise similaire à celui créé par Mme Despret dans son ouvrage Au bonheur des morts. En cliquant sur le lien, vous y accèderiez.

& enfin, en mars 2021 parait aux éditions Albin Michel La diagonale de la joie par Corine Sombrun. La fine équipe de bibliothécaires de la bibliothèque publique locale de la commune où je vis a eu la très bonne idée d'acquérir l'ouvrage; je l'y ai emprunté & il est en lecture fin septembre 2021. La démarche mise au point par Madame Sombrun correspond en tous points à ce que l'on peut attendre d'une attitude scientifique de la part de quelqu'un qui a été reconnue comme chamane par des chamanes mongol·e·s & ensuite formée comme telle pendant trois ans par l'une d'entre elles. L'ouvrage expose en détails l'ensemble des démarches mises au point par elle & les chercheurs universitaires qui l'entourent pour analyser de manière très rationnelle les composants de ces transes qui la traversent & qu'elle parvient aussi à solliciter "sur commande". Comme l'ouvrage de Mme Marchina, celui-ci est marquant & ne soulève aucun malaise tant son autrice, Corine Sombrun, prend un soin extrême à ne jamais prêter le flanc à une quelconque critique.

Il entre dans mes intentions de lui consacrer un essai à part entière mais je tenais à en signaler l'existence à votre attention dès à présent (la date de la mise à jour de cet essai vous donne la date de ce "à présent"...).

 

 

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