J'étais un ado au milieu de son âge à la fin des années 1960. Un samedi, mes parents sont revenus de leurs courses avec une reproduction de Vasarely, encadrée de pied en cap. Elle a rapidement trouvé son accrochage mural définitif surplombant le canapé de cuir brun. Le silence, il était abyssal, avec lequel elle a pris place dans l'univers quotidien n'a jamais été rompu ... jusqu'à ce que je replie les deux maisons en une lors du décès de mon père en 2016; je n'ai jamais su le pourquoi de cette acquisition, ce qui les avait attiré...
2024, une lumineuse escapade aixoise en amicale compagnie à la mi-décembre. Dès la deuxième matinée du séjour, un bus nous emmena à la Fondation Vasarely. Elle est située dans la banlieue d'Aix-en-Provence. La déambulation extérieure avant l'ouverture (10h30) a permis de saisir toute l'harmonie du lieu, l'élégance intemporelle des hexagones reliés les uns aux autres, le temps suspendu qui nimbait la monumentalité environnante.
La belle discussion avec l'ethnologue qui nous a remis nos tickets d'entrée nous a judicieusement fait commencer la visite par le premier étage; nous y avons goûté la puissance pusillanime des oeuvres exposées; certaines d'ailleurs font l'objet d'une patiente restauration qui leur rendra leur lustre originel.
Une des salles du rez-de-chaussée de la Fondation est investie d'une boutique où s'offrent pas mal d'ouvrages parmi lesquels j'ai choisi d'en ramener deux. L'un assemble des Notes brutes du plasticien (180p chez Hermann, dans la collection Savoir arts, 2016), l'autre narre par le détail toutes les étapes du Pillage dont la succession a un très long moment fait l'objet (éditions Fage, 541p, 2021). C'est aussi en se rendant sur place que l'approprié se sélectionne en fonction de son parcours propre.
Il me semble enfin avoir mieux compris après cette visite séminale lequel de mes parents avait été attiré: mon père était un scientifique dans l'âme... Ma mère a dû y consentir, sans plus. Il va de soi que le cadre est sorti de son armoire de rangement pour investir mon univers visuel dans la cage d'escalier. Il est en bonne compagnie: un Pierre Somville récemment chiné en salle de vente. Vasarely en ses Notes brutes, p. 29: « Le principe de l'unicité de l'oeuvre n'avantage que l'élite aisée. » C'est le rejet de ce principe qui a permis à mes parents de s'offrir cette reproduction multipliée et par voie de succession de me la transmettre.
Faites-moi penser à vous narrer le rôle que l'hexagone joue dans la Bibliothèque de Babel, cette nouvelle de Jorge Luis Borges, car le rapprochement m'est apparu irréfragable quand j'ai eu compris le rôle que cette figure géométrique avait joué dans l'imaginaire fécond de Gyözö Vasahelyi ( 1906-1997). Tiens, au fond, l'autre peintre qui a fait la renommée tranquille d'Aix est mort l'année de sa naissance...: Paul Cézanne (1839-1906). Assurément une simple convergence de contingences indépendantes l'une de l'autre, mais un moyen mnémotechnique d'élaborer un pivot autour de 1906, pourquoi pas ?
La nouvelle figure dans un recueil de Fictions paru dans la collection Folio sous le numéro 614. « L'univers (que d'autres nomment la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre, de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux: leur hauteur qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d'un bibliothécaire normalement constitué. » p. 78
La nouvelle que Borges a intitulée la Bibliothèque de Babel, il l'a écrite en 1941. Elle comporte quatorze paragraphes et se déploie entre les pages 78 et 91 du volume sus-mentionné qui consiste en deux recueils de nouvelles dont Les jardins aux sentiers qui bifurquent est celui qui contient cette nouvelle-ci. L'autre recueil s'intitule Artifices. La nouvelle comporte 21 fois le mot "hexagone" ou son dérivé adjectival.
La citation qui ouvre la nouvelle provient de The anatomy of melancholy que Robert Burton (1577-1640) a publiée en 1621. Elle se lit ainsi: « By this art you may contemplate the variation of the twenty three letters... » Part II, sect. II, mem[bers] IV. Albert Baugh en sa "A literary history of England", Routledge and Kegan Paul, 1967 (1970), 2nd ed., p 596-8, dit de ce livre qu'il fut « one of the most popular works of its age and one the world's great books ».
Victor Vasarely, lui, a eu sa période Hommage à l'hexagone. Le site de la Fondation précise: « De 1964 à 1976, Vasarely s’intéresse plus particulièrement à la structure cellulaire dans une série d’œuvres intitulée « l’hommage à l’hexagone » où les reliefs sont perçus en incessantes transformations, tantôt en creux , tantôt en relief. L’ambiguïté est accentuée par l’apport des gammes colorées créant un « perpetuum mobile en trompe l’œil », replongeant ainsi dans le domaine de l’optique qu’il avait abordé avec sa période noir-blanc. Puis, surgit la période « Gestalt », période architecturale entre toutes, inspirée du phénomène de la gestalt. En 1965, il participe à l’exposition « Responsive Eye » au Musée d’Art Moderne de New York, consacré à l’Art Optique. Ce mouvement s’attache à suggérer le mouvement sans jamais le réaliser véritablement. Il institue de nouvelles relations entre les spectateurs et l’œuvre en provoquant la participation active de celui qui regarde. Le spectateur est libre d’interpréter l’image en autant de situations visuelles qu’il pourra en concevoir. Par le succès dont bénéficie cette tendance nouvelle, la presse et le public consacrent Vasarely, comme l’inventeur de « l’art optique ». » L'oeuvre saisie sur le site de la Fondation s'intitule Hexa, date de 1971 et a pour dimensions 547 cm par 527. Il y manque juste les corridors entre chaque cellule pour qu'elle constitue une représentation finie de la bibliothèque borgésienne. S'y visualise l'embryon de l'indéfini/infini que l'auteur argentin avait conçu pour la Bibliothèque de Babel.
J'ai apprécié les déambulations amicales parmi les oeuvres monumentales ainsi que parmi les "textiles folkloriques lituaniens à travers un concept qui relie l’artisanat traditionnel, l’art optique et les sons contemporains" donnant lieu à une exposition provisoire au sein de la Fondation. La complémentarité d'inspirations y est patente.
De percer enfin, en adulte vieillissant, le mystère d'une acquisition parentale est un vécu précieux dont je chéris les apports contemporains, ceux que je ramène imprimés dans ma rétine mémorielle & les deux ouvrages cités au quatrième paragraphe de cet essai.