L'Orangerie, une vitamine C artistique
grâce à Grégoire Bouillier.
Tiens, le prix Castel vient de lui être octroyé (13 11 24). 5000€ dans la poche !
Samedi 16 novembre 2024
Rien ne m'indique que ma lecture qui se poursuit en ayant été entamée par le milieu ne correspond pas à mon humeur du moment. Déjà bien informé par le dossier que lui a consacré Thierry Guichard dans Le Matricule, je m'y sens à l'aise. C'est aussi une manière d'entrer dans une écriture dont les traits saillants plaisent, un ton de confidence complice avec le lectorat; ça paraît naturel mais c'est tout un art, en fait.
7h12 Je retrouve, insérés dans le catalogue Monet de l'exposition qui a eu lieu sur son oeuvre à la salle St Georges (Liège, 1992), deux textes personnels sur une visite à la Géode parisienne. 2001. Désensablage & plénitude déjà. D'avant Nulle Part (2009--->).
7h40 Le nourrissage par ses très précises lectures sur le peintre fait de ce Syndrome de l'Orangerie une succulence à savourer lentement, à déguster pour en percevoir toutes les saveurs. Ce nourrissage me ramène en pensées à ce pavillon de chasse royale que j'ai à une époque longue de ma vie fréquenté.
Je viens de feuilleter le livre Monet, Nature into art de John House, Guild Publishing, London, 1986. N'y ai pas trouvé la capeline rouge (voir Bouillier, 279).
9h07. Ce livre est bouillant, bouillonnant de trouvailles. Monétiser (305).
Dimanche 17 novembre 2024,16h19: Le tempérament du ciel, un broyat qu'assombrit chaque défilé nuageux.
16h25 L'épilogue du Syndrome de l'Orangerie, je le termine à l'instant. Enfin, juste le temps de mettre la main sur mon carnet à l'étage inférieur. Je suis assis face au jardin. Sa lecture, la lecture que je fais du jardin en laissant trainer le regard entre deux notations, fascine, façonne de paix méditative intérieure favorisant, contibuant à la fixation mémorielle de la lecture d'épilogue. Sur laquelle je népiloguerai pas – ce n'est pas parce que je commence à (vous) rendre des comptes sur ma lecture interminée de cette enquête sur les nymphéas dont Monet a fait don à l'État français: son amitié avec Clémenceau y est pour beaucoup, qu'il (vous) faudrait commencer par lire l'épilogue. Je ne (vous) le conseille pas. Ce n'est pas ainsi que j'ai moi-même procédé. Même si, initialement, j'ai pas obéi à l'ordre séquentiel des onze parties.
Sachez simplement que sa force m'emporte. Grégoire Bouillier, l'auteur de cette enquête ( sisi c'en est bien une, voir p. 409) est une rencontre marquante pour ce mois de novembre. Le dossier du numéro de septembre 2024 de la revue de littérature contemporaine Le Matricule des Anges (n°256) en a promu la lecture, et donc d'abord l'acquisition contre monnaie sonnante & trébuchante [je résiste comme je peux en contrant la numérisation à marche forcée par un max de paiements en espèces. Espèce de quoi d'ailleurs, si ce n'est en voie de disparition; je vous en fiche mon billet !]
Je ne compte plus le nombre d'hommages que j'ai rendus aux Nymphéas de Claude Monet (1840-1926) en poussant à peu près chaque fois que je me suis rendu à Paris pour une autre raison la porte de ce pavillon des Tuileries, contrebalançant l'autre pavillon, le jeu de paume. J'étais donc parfaitement au courant, cela coulait de source, que j'allais céder à la tentation d'une couverture dûment munie d'un bandeau nymphéen...
Grégoire Bouillier a la digression transgressive. Cela fait partie du charme de cette écriture légère, teintée d'humour, douée de facéties multiples et d'autodérision autofictionnelle. Son cours discursif est concurrentiel.
Lundi 18 novembre 2024 7h51 Commettrais-je une erreur en considérant ce Syndrome aussi, & même principalement, comme une très habile manière de nous offrir une biographie très informée sur l'artiste lui-même. Cette enquête n'est pas que cela mais elle contient bel & bien suffisamment de matériaux biographiques que rien ne semble ternir de romançages ou d'inventions. Je ne sais pas ce que vous en feriez, vous, mais quand.j'aurai fini de le déguster, je rangerai l'ouvrage à côté des deux autres, dûment illustrés traitant de l'oeuvrage Monétien.
Grégoire Bouillier, à la différence de Daniel Arasse, qu'il mentionne d'ailleurs, ou des huit cours de G. Deleuze Sur la peinture, part d'une intuition autour de laquelle il échafaude quelques hypothèses qu'il entreprend ensuite, de manière convaincante, d'étayer de maintes façons. C'est probant, je trouve.
J'en ressors avec une meilleure appréhension de mon enthousiasme propre pour les deux salles ovales dans lesquelles je me suis si souvent assis sur le temps de midi pour me laisser engloutir – penda²nt que d'autres ne pensent qu'à déglutir ! – par la peinture de ce précurseur du casque de réalité virtuelle que je n'enfilerai jamais sur mon crâne, non mais ! Pas plus que je n'ai porté mon écot à l'expérience immersive très postcapitalisme décati qui a lieu dans une église liégeoise pour l'instant... Car ça va pas la tête ! C'est pas de l'art, ça !
Il se déploie dans ce volume l'authenticité de celui qui tient la plume: « Okay, j'imagine, j'affabule, je donne aux Nymphéas les contours de mon propre chaos, y impulse mes propres hallucinations... Okay. J'ai des problèmes avec la réalité (ce qu'on appelle la réalité). Cela ne signifie pas que j'ai tort (c'est dans ces moments que Penny me manque le plus.)
Car je suis persuadé que les nymphéas sont le nom de code de Londres et de tout ce qui, pour Monet, s'y produisit de façon aussi latente que décisive. » 129
Et si, une nymphe était à la manoeuvre ?
Je lui fais confiance. Il a de l'humour. Ce n'est pas pour ça qu'il est un petit comique et raconte n'importe quoi.
Mardi 19 novembre 2024, 5h51
Il s'agit de se mettre à la place du peintre et de tester plusieurs hypothèses jusqu'à ce que la plus plausible lui apparaisse comme celle qui a pu induire la multiplication infinie des toiles. G. Bouillier a l'érudition décomplexée: peu de sources bibliographiques, nul index des noms propres, de lieux etc. & pourtant tout y respire la fiabilité nourrie par une vision obsessionnelle de la manière dont une enquête se mène à bonne fin. En dehors des sentiers battus par les conventions, celles qui ne décoiffent aucune "permanente".
8h17 Ce syndrome, le livre je veux dire, est un formidable ouvre-boites (de Pandore) d'imaginaires polymorphes disposés là, à notre portée, mise à disposition.
8h29 « Tant pis pour les psys et pour tous ceux qui prétendent depuis toujours que je ne parle que de moi dans mes livres alors que, au vrai, je pars de moi, dans l'espoir d'aller vers les autres, vers le monde, vers la littérature et, en la circonstance, vers les Nymphéas de Claude Monet. » 171
Je suis peu sensible à la distinction entre l'auteur et Bmore. Sans lequel se fond dans l'autre je m'indiffère. Pourquoi douter de la distance que GB met dans son jeu entre son je et celui de Bmore, un autre je. Avec le je nullepartien qui intervient comme une balle perdue dans un jeu de quilles.
C'est aussi pour ces apartés parenthèsés que ce livre est précisément précieux: « (Le monde ne serait pas là où il en est si les actes et les pensées de chacun coïncidaient un minimum.) » 172
Les Maures sûrs du gésir, là:
les morsures du gésir las
pour empreintes pérennes
Chérir, chérir par dessus tout
ce cocon havré qui héberge
la vie qui coule,
s'écoule,
roucoule en moi
même si tout croule
s'écroule
surcoule.
« On ne crée pas son petit coin de paradis sans raison. Il faut l'avoir perdu et ne l'avoir trouvé nulle part sur Terre. » 176
Me 20 11 24
Une écriture obsessionnelle par moments faite de sillons récurrents s'assemblant en flux de plus en plus compacts, comme pressée par le temps & par l'évidence que prend à ses yeux cette convocation de fasceaux. Ma lecture reprise avant l'aube flotte entre deux eaux. Elle s'interrompt de microsomnolences qui travaillent à même le corps. L'ensemble des évocations puissantes que ce texte parvient à fixer au coeur même du soi en un corps à corps tout intérieur sied.
« Lorsque
sur ma gauche
comme surgissant de nulle part
un hêtre immense. » 289
Suivent plusieurs pages très abouties sur la présence de ce hêtre pourpre dans le jardin de Giverny. Une très belle façon de faire vivre un jardin que je n'ai jamais visité (et dans lequel je n'irai jamais, fuyant la selfisation du tourisme mondialisé).
Ce sont des jours & des jours d'intenses immersions que cette enquête offre à ma vie de lecteur conquis. Elles ravissent par l'extraction d'un cours maussade.
La force qui propulse un auteur à se rendre sur place pour ensuivre rendre compte de ressentis qu'il y a glanés, G. Bouillier n'est évidemment pas le seul. Me revient en mémoirece besoin qu'a éprouvé André Comte-Sponville à se rendre dans la demeure de Michel de Montaigne tandis qu'il rédigeait le texte, une commande, qui allait devenir Le dictionnaire amoureux de Montaigne (Plon, 2019). Évidemment je m'y suis replongé à la recherche de ce passage. Au bout d'un quart d'heure, voilà:
Château de Montaigne (105-108): « Bizarrement, je n'y étais jamais allé, et d'ailleurs n'y songeais guère; les Essais me suffisaient... Mais, rédigeant un "Dictionnaire amoureux", la visite s'imposait ! Je ne l'ai pas regrettée. Voyage en train jusqu'à Libourne [Tiens, Jacques Abeille y a vécu longuement... Tant de croisements, de recoupements ! Du coup, la description de Libourne m'intéresse davantage encore...] au nord-est du Bordelais dans le département de la Gironde: l'ancienne bastide est devenue une charmante sous-préfecture qui a pu conserver de belles demeures de pierre blanche, au confluent de l'Isle & de la Dordogne [oups... dérèglements climatiques...], celle-ci très large à cet endroit et soumise spectaculairement aux marées de l'Océan, pourtant point si proche... Dîner à deux au bord du fleuve, dans le vent chaud du Mascaret. La visite sera pour le lendemain matin ! »
C'est à cela aussi que reconnaît le bon usage d'une bibliothèque: pour les voyages d'autres qu'elle recèle à foison. Et dont elle nous dispense; si Montaigne est aussi votre tasse de thé, commencez donc par cette entrée ! Elle vous transporte au coeur matérialisé des Essais.
Ve 22 11 24
G. Bouillier fait de son enquête un carrefour, une conjonction convective de conjectures qui se confirment à la lecture de la biographie que l'historienne de l'art Anne Martin-Fugier vient de consacrer à Claude Monet. Sa parution en octobre 2023 anticipe de quelques mois celle de l'enquête (août 2024). Les deux auteurs ne rendent pas compte de façon explicite d'éventuelles interactions entre eux. Mes lectures immersives s'alimentent l'une l'autre comme s'il m'était agréablement indispensable de demeurer en présence des univers picturaux enceints dans les deux salles ovales parisiennes. Je semble y être par quelque fil attaché. Les lire de concert maitient autour de soi un cocon de couleurs chargées des humeurs traversées par les humanités qui s'y déploient, y compris la mienne en tant que lecteur-spectateur !; la vôtre en tant que lectrice ?
La présence des deux salles demeure vive en s'avivant encore au contact de ces deux proses en ma mémoire aux vécus floutés de visites itératives personnelles.
di 24 11 24
Prendre conscience au moyen de la très documentée biographie de Anne Martin-Fugier du quotidien du peintre donne une image très terre à terre de sa lutte pied à pied avec les marchands d'art pour obtenir suffisamment d'argent pour faire vivre sa famille et sa maisonnée, car il entretient une domesticité nombreuse: les noms sont donnés, substantifiant le concret. L'époque fait de la correspondance par lettres envoyées et reçues un vecteur essentiel de communication entre les êtres. Je me demande quand le téléphone est entré dans la vie du peintre et aussi comment font les historiens d'art actuel pour trouver autant de factualités précieuses pour le futur de ces artistes dans ce monde numérique dématérialisé à l'extrême.
J'ai vraiment l'impression grâce à ce fourmillement factuel de pénétrer au coeur même de la vie de cette famille recomposée. La conjonction des hypothèses formulées par G. Bouillier et A. Martin-Fugier met le lectorat au carrefour intime d'une oeuvre majeure de la peinture impressionniste.
Et je (re)découvre en approfondissant mes recherches propres que G. Bouillier n'est pas le seul à avoir été fasciné par Monet: L'Instant précis où Monet entre dans l'atelier est le titre d'un livre de peu de pages (32) que Jean-Philippe Toussaint a fait publier aux éditions de Minuit en mars 2022. Voici ce que l'auteur en dit sur le site de son éditeur: « À travers une seule image, obsédante, lancinante, celle qui capture l'instant précis où Monet entre dans son atelier, je me suis efforcé de peindre les dernières années de la vie de Monet. C'est dans ce grand atelier de Giverny où il a peint les Nymphéas qu'il se sent à l'abri des menaces du monde extérieur, la guerre qui gronde aux environs de Giverny, la vieillesse qui approche, la vue qui baisse inexorablement. C'est là, dans l'ombre de la mort, qu'il va entamer le dernier face-à-face décisif avec la peinture. C'est là, pendant ces dix années, de 1916 à 1926, que Monet va poursuivre inlassablement l'inachèvement des Nymphéas, qu'il va le polir, qu'il va le parfaire. » Bref, nous sommes une multitude...
Lu 25 11 24 Je vous souhaite de vous éprendre de cette écriture-là. Vous y passeriez des heures exquises. J'y ai puisé une pêche inédite. Quand je repars à l'assaut de l'un ou l'autre passage, d'autres bonheurs bondissent, d'adamantes surprises surgissent, d'autres antiennes surviennent, prêtes à s'ancrer dans la couche encore humide du réel en train de se fixer sur la toile du peintre.
J'ose à peine vous convier à ces rebonds qu'un passage a pu induire en moi en ce matin.
Le passage (Partie IX, p. 303): « C'est Poe qui, dans Genèse d'un poème (d'une peinture !), écrivait: "Le plaisir est tiré uniquement de la sensation de répétition, d'une série continue d'effets nouveaux appliqués à un refrain (un motif?) toujours semblable et suffisamment souple pour en faciliter les infinies variations." » C'est un résumé plus de succinct.
Je découvre rapidement que la traduction de Baudelaire, libre de droits n'est-ce pas, est toujours celle qui prévaut en français alors que le titre anglais est The philosophy of composition, ce qui n'équivaut pas au titre traduit, c'est le moins qu'on puisse écrire. Très vite apparait sur la toile un article disponible en pdf cosigné de Jean-Pierre Bertrand et Michel Delville (Université de Liège) qui livre quelques imprécisions de traduction baudelairiennes sur un autre texte de Poe (Eurêka). Une des notes de cette recherche me donne alors l'idée de chercher sur Gutenberg le texte original anglais pour en apprécier toute l'originalité poe-éienne dans sa prose même et lire The Raven sans filtre. De rebonds en rebonds s'écoulent ainsi les heures, exquises.
Cela m'éloigne de Monet ? Certes. Pour mieux y revenir, foi de G. Bouillier.
Voici donc le passage entier extrait de l'original dans lequel Poe traite; non de peinture, mais de la manière dont il a conçu le poème intitulé "Le corbeau" (colonne de gauche); ma traduction en regard [c'est en cherchant le mot "pleasure" dans le texte au format pdf que j'ai retrouvé le passage qu'une première lecture cursive ne m'avait pas permis de repérer, tant la traduction originale est fichtrement éloignée de l'original !]:
The pleasure is deduced solely from the sense of identity—of repetition. | Le plaisir se tire uniquement de la sensation d'identité, de répétition. |
I resolved to diversify, and so heighten, the effect, by adhering, in general, to the monotone of sound, while I continually varied that of thought: |
Je me résolus à diversifier et, ce faisant, de renforcer l'effet en collant en général au plus près du son monotone, tandis que je faisais constamment varier la pensée: |
that is to say, I determined to produce continuously novel effects, by the variation of the application of the refrain— the refrain itself remaining, for the most part, unvaried. » |
c'est-à-dire, que je décidai de produire en conitnu des effets renouvelés en faisant varier l'application du refrain - celui-ci demeurant la plupart du temps inchangé. |
Mardi 26 11 24
Je comprends bien mieux à présent la pertinence d'adosser le système d'hypothèses dont G. Bouillier s'ouvre à nous concernant les séries de meules, de peupliers, de cathédrales de Rouen et des Nymphéas, ces dernières au coeur du syndrome de l'orangerie, sur ce passage de Poe.
G. Bouillier a-t-il anticipé, voire fomenté, que son enquête munie de multiples zooms transformés en vroums constituerait elle-même un effet addictif tenant de la pulsion générée par une forme de trouble obsessionnel compulsif sur son lectorat en général, ou bien l'effet ne fonctionne-t-il que sur un certain type de lectorat, enclin à se TOCquer ? Ou bien est-ce juste moi, en l'espèce ?