Cet essai se structure autour de quatre sous-titres qui sont autant de thématiques chères à Spinoza et bien mises en valeur par Pierre Macherey:
- Les voies d'une certaine libération
- Amour intellectuel de la Nature
- Une progression méditative
- Relativiser
Les voies d'une certaine libération
L'Éthique de Spinoza & l'exégèse serrée qu'en fait Pierre Macherey dans le cinquième tome de son Introduction à l'Éthique de Spinoza, délivrent des formulations dans lesquelles des bouts de notre vie peuvent se reconnaitre. C'est en cela probablement qu'une philosophie imprime sa marque sur notre quotidien de façon pérenne.
Voici par exemple trois jalons: PM76 « Le meilleur remède aux affects...consiste à développer notre vie affective dans le sens d'un
- ➢ élargissement,
- ➢ enrichissement progressif de
- ➢ ses préoccupations,
- ➢ ses investissements objectaux: par exemple, manger davantage du bio certifié et/ou de proximité peut devenir pour nous un objectif en faveur d'une meilleure santé; c'est aussi un "investissement" en ce sens que le surcoût est manifeste, notamment aussi en faveur d'une rémunération plus juste des producteurs - cela présuppose de pouvoir discriminer entre bio/bobo & bio solidaire -;
- ➢ ses intérêts fondamentaux ».
L'esprit emprunte alors « la VOIE d'une complète réorganisation de son fonctionnement. » Il va « dans le sens d'un renforcement de son ACTIVITÉ puisque sont progressivement écartés » des « obstacles qui freinent cette activité. Sont ainsi installées [d]es procédures d'une [relative] libération mentale conduisant [l'esprit] vers des formes d'expression [intensifiées] de sa puissance propre, qui est la puissance de penser. » PM 77
Voie & activité sont deux des traductions que proposent les sinologues (notamment J F Billeter) pour rendre le mot chinois TAO en français. Leur emploi par PM ici à propos de Spinoza ne manquera pas de retenir l'attention.
PM poursuit en insistant sur la capacité de développer sa « faculté intellectuelle de compréhension », notamment en ce qui concerne le fonctionnement du corps dont se maitriseront alors progressivement bien mieux les affects.
Dès lors, l'esprit entreprend de
- ➢ former « de plus en plus d'idées adéquates »,
- ➢ comprendre « de plus en plus de choses ».
Il comprend ainsi mieux « les affects contraires à son activité ». Je me suis de la sorte, conclut PM, « attaqué aux causes de [mon] régime mental ». id.
Ces entraves, sous forme d'affects contraires à notre activité, ne sont jamais entièrement supprimées, nobody is perfect, & c'est bien pour cela qu'il s'agit d'un cheminement de nature relativement libératoire.
Beaucoup de limitations antérieures peuvent être levées: l'esprit peut ensuite s'épanouir en exprimant pleinement son activité propre, « qui peut alors progresser sur sa trajectoire », avec, s'il est vraiment persévérant, le bout d'un chemin en vue. (d'après §1, 78)
Il s'agit probablement de guérir l'esprit de maux dont il pâtit désormais moins puisque la vie affective qui propulse le corps est très nettement moins déréglée.
Amour intellectuel de la Nature
Cela permet d' « aller dans l'expansion de sa puissance intellectuelle en s'élevant par la pratique de la science intuitive [jusqu'à] l'expérience de l'amour intellectuel de la [Nature].
Spinoza, de son XVIIe siècle, écrit bien sûr Dieu; il semble davantage adéquat de le suivre, au XXIe siècle, dans l'équivalence qu'il établit entre les deux concepts (Dieu autrement dit la Nature - Deus sive Natura; voir M. Juffé); Cet amour intellectuel de la Nature « marque le point le plus élevé vers lequel tend le projet libératoire. »
ce projet libératoire de l'esprit tend à s'élever vers l'amour intellectuel de la Nature. C'est peut-être en cela que le spinozisme peut aussi venir en appui de la prise de conscience puis de l'approfondissement de nos engagements individuels en faveur d'une diminution drastique de notre empreinte humaine sur le biotope qui nous "supporte" tant bien que mal. L'actualité de Spinoza est ici assez soufflante par son à-propos !
Ce travail d'imbrication fine entre quelques paragraphes de PM & notre vie propre peut se révéler précieux par la formulation aboutie que l'auteur donne à sa réflexion sur le texte fondateur de Spinoza. La contribution principale sur Nulle Part consiste à en nuancer parfois la portée, en relativisant parfois l'universalité d'une phrase ou en remplaçant un les par un des, comme ci-dessus dans "Sont ainsi installées [d]es procédures d'une [relative] libération mentale".
Une progression méditative
Une progression méditative dans le cinquième tome de l'Introduction à l'Éthique de Spinoza délivre ce genre d'accointances avec des évènements personnels. Chacune/chacun les siennes, à n'en pas douter: c'est en cela que ces cinq tomes sont un parcours dans la durée dont il n'est pas impossible d'imaginer en sortir, une fois terminé le dernier tome lu - chacun/chacune sa séquence de lecture ! -, bien plus spinoziste qu'en y entrant !
La proposition 10: Aussi longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects contraires à notre nature, aussi longtemps nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du Corps suivant un ordre pour l'intellect. Traduction de Bernard Pautrat. E. Saisset conclut la proposition par "un ordre valable pour l’entendement". Intellect (BP)/ entendement (ES), deux traductions proposées d'intellectum en latin.
PM 79 La vie de l'esprit « & celle du corps sont progressivement rationalisées, & par là aussi engagées dans le sens d'une plus grande activité. Il en fait même une règle de vie qu'il convient d'intérioriser (PM 80) en la confiant à la mémoire " de telle manière que notre imagination en soit largement affectée" (Éth., V, scolie de la prop. 10), « càd en nous y habituant peu à peu »; c'est toujours par l'intermédiaire d'un usage attentif de l'imagination « qu'il est possible d'introduire peu à peu
- ➢ de la régularité,
- ➢ de la constance
dans notre mode de vie » à la fois corporel & mental.
& c'est souvent dans les "leçons" qu'il tire de sa lecture approfondie de Spinoza que PM se révèle être un accompagnateur hors pair: PM 81 « Alors nous serons ... moins heurtés par les "torts" que nous font les autres [humains] »
Relativiser
Apprenons à replacer ces torts dans leur contexte, cela nous permettra de penser avec davantage de discernement et nous cesserons de considérer ces torts causés « comme des sortes d'absolus ». Nous ne serons dès lors pas tentés « de répondre à un mal par un mal », ce qui serait faire montre d'une inclination passionnelle. Apprenons à vaincre par la générosité, generositas écrit Spinoza, les maux dont la vie quotidienne nous accable.
J'aurais tendance à voir dans cette générosité une forme de bienveillance, F. Gaffiot dit même "magnanimité". Elle nous pousse à faire société commune - l'expression est de Spinoza - en évitant « par tous les moyens de vains conflits ».
"Voir le bon côté des choses" permet d'éliminer les motifs de tristesse & de crainte.
« Évidemment, ces objectifs sont idéaux & Spinoza insiste sur le fait que leur réalisation ne peut être que »
- ➢ conditionnelle,
- ➢ relative,
- ➢ progressive.
« C'est seulement à la longue, au prix de nombreux efforts & d'approximations ... que nous parviendrons à rééquilibrer » la manière dont nous considérons les choses. La processus libératoire est une tendance, [il est] toujours soumis « PM 82 à la règle du temps » & aux fluctuations de l'esprit.
Ces Formulations reconnaissables sont extraites de la lecture cursive entreprise dans l'Éthique avec l'aide de Pierre Macherey. Elles m'ont semblé dignes de retenir l'attention en elles-mêmes. Elle seront dans un avenir proche également intégrées dans cette lecture cursive.