Le point de vue d'A. Negri

Spinoza & la politique de la multitude		Spinoza then & now
Collection Philosophie en cours, 2021	2004 emprunt en bibliothèque publique	Polity books 2019
	Extrait de la table des matières.

La place qui est consacrée à A. Negri (229-267) dans l'ouvrage qui vient de paraitre aux éditions Kimé m'a incité à remonter, via le service public de la lecture en Province de Liège - dont les salles viennent de rouvrir à la mi-juin 2021 -, à l'ouvrage intitulé Multitude coécrit par lui & M. Hardt en 2004.

Cet essai va se dérouler en cinq étapes pour mieux appréhender la multitude telle que la "voit" A. Negri:

1. L'essai de V. Morfino sur la "découverte" par Negri du concept de multitude,
2. L'entretien qu'A. Negri a eu avec S. Lavaert & P.-F. Moreau,
3. & deux passages choisis dans Multitude paru en 2004, coécrit par M. Hardt & A. Negri,
   
4. Le chapitre intitulé Concerning the concept of multitude, dans le troisième ouvrage rassemblant des essais de l'auteur chez Polity, 2021
5. Alexandre Matheron lit L'anomalie sauvage d'A. Negri & en rend compte, 1983 (2011).
   

1. L'essai de V. Morfino sur la "découverte" par Negri du concept de multitude

236 Le temps n'existe que comme libération, le temps libéré [de quoi ?] est l'être qui se construit, constitution dynamique, imaginative, réalisée.

237 La puissance de la multitude = une puissance imaginative. L'imagination productive = une puissance éthique. L'imagination collective déploie des êtres. Un être peut aussi se construire dans un temps libéré propice à déployer une forme d'imagination productive animée par une éthique de plus en plus puissante.

Science, travail, monde du langage & de l'information

• se ramènent à l'éthique;
• sont étudiés dans le moment où ils se font, dans la généalogie de leur production;
• leur force consiste à constituer l'être.

Pour Hardt & Negri, le Traité politique fonde la démocratie moderne.

La démocratie théorisée par Spinoza

• fonde une action collective dans le développement des puissances individuelles,
• construit sur cette base (=sur ces fondations) des rapports politiques,
• libère immédiatement de l'esclavage des rapports de production.

L'ABSOLU EST/constitue une réalité d'autant plus complexe & ouverte que la puissance qui la constitue s'accroit.

L'ABSOLU A/possède la puissance comme essence propre. L'essence propre de l'absolu est la puissance.

L'ABSOLU DEVIENT/évolue en existence en fonction de la réalisation de la puissance. À mesure que la puissance [de la multitude ?] se réalise, l'absolu

• acquiert cette puissance comme essence propre
• & acquiert d'autant plus d'existence, càd de pouvoir constituant, que la puissance de la multitude s'accroit.

Note personnelle

La puissance [politique ?] est de composition absolument créatrice: elle devient réelle en existant. Cela, c'est ce qui me semble s'établir au fil de l'essai que V. Morfino consacre à A. Negri.
Si je poursuis le raisonnement, cela pourrait donner ceci:

Le pouvoir s'établit donc, au début probablement même de façon légitime, & il souhaite perdurer, comme tout désir selon Spinoza.

Le risque est grand qu'il finisse par se scléroser parce que continuer comme cela (=sans rien modifier donc) devient son seul objectif.

La créativité initiale se sclérose.

En transformant ce désir initial, nécessaire, de (per)durer en désir de progresser & de s'accomplir, comme le formule si élégamment & si opportunément J. F. Billeter dans Esquisses, il devrait être possible de maintenir à la puissance politique l'absoluïté de sa composition créatrice sans qu'elle tombe dans une pratique quotidienne totalitaire, justement parce qu'elle reste créative, ouverte & non sclérosée & fermée. & bien sûr elle est confirmée ou non par un vote de l'électorat tous les quatre ou cinq ans.

Une créativité sans égo personnel surdimensionné. Il existe malheureusement trop souvent une équation entre un homme ou une femme politique & égo surdimensionné. Cet idéal de créativité sans égo personnel surdimensionné est rare en quelque sorte.

Je m'interroge toujours

1. sur la manière dont A. Negri traite de potentia, Spinoza l'accouple à multitudinis dans multitudinis potentia (puissance de la multitude/pouvoir de la multitude)
2. & comment le même A. Negri prend en compte potestas (pouvoir). Il semble les avoir fait évoluer
   1. en pouvoir constituant (potentia)
   2. & en pouvoir constitué (potestas).

La conscience de mettre les pieds dans une pensée marxiste extrêmement théorique est grande... Il donne trois sens au pouvoir constituant (V. Morfino, 241):

• le pouvoir constituant est le communisme.
• le pouvoir constituant est une démocratie absolue.
• le pouvoir constituant est révolution.

Donc mouvement, non ?

Deux formes de temporalité s'opposent. [Quand la philosophie utilise ce concept de temps, elle n'envisage pas souvent les acquis de la science, comme ils se déploient dans L'ordre du temps de C. Rovelli. Cela serait fort intéressant pourtant.] À se demander si le détour par le marxisme n'exerce pas un pouvoir trop constitué qui se libérerait bien davantage en allant voir du côté des sciences comment elles envisagent le temps, tout aussi théoriquement de façon quantique. Il ne serait pas trop tard... A. Negri a bon pied bon oeil... au moment où se pensent & s'écrivent ces lignes.

2. L'entretien qu'A. Negri a eu avec S. Lavaert & P.-F. Moreau

J'extrais ici des paroles recueillies par les deux éditeurs de l'ouvrage récemment paru chez Kimé:

Spinoza est comme une maladie, dit Negri en souriant. Mais n'est-il pas aussi médecin ? Il vaut mieux éviter la peur de la mort, nous enseigne Spinoza, mais il n'est pas toujours facile, face à l'avancée de la vie, de mettre en oeuvre cette pensée jusqu'au bout. A. Negri est né en 1933... Cette difficulté à éviter la peur de la mort sent l'humainement vécu. Il est un choix, une étape d'en accepter l'éventualité théorique tout en se confrontant au réel sans flancher.

Le Traité Théologico-politique est essentiellement un traité de critique théologique qui vise à construire la tolérance. ... Spinoza a voulu supprimer tout signe de transcendance à la Loi pour enfin proposer de récupérer de cette tradition juive un motif humaniste, une impulsion passionnée pour fonder la liberté d'opinion.

... dans le Traité politique, ... le discours spinoziste aborde directement le concept de démocratie.

TTP= tolérance
TP = démocratie

Les instruments d'analyse mis au point par Spinoza nous fournissent peut-être les moyens de penser les développements des forces d'oppression & de libération actuels.

Il est essentiel

• de relire Spinoza comme un exercice d'immersion dans la totalité pour retrouver un chemin de liberté;
• de mettre la totalité au travail pour construire un monde nouveau,
• de rompre la domination pour retrouver de la valeur.

Trois concepts

Se mouvoir dans la totalité pour libérer le monde d'un point de vue collectif... & chez Spinoza ceci est

1. un matérialisme comme absoluité de l'horizon du monde

• qui se révèle comme une puissance commune
• & qui brise ainsi la circularité étouffante du panthéisme.

2. Le concept de puissance chez Spinoza est à la base de son matérialisme... Reformulations: Le matérialisme spinozien repose sur le concept de puissanc. La puissance spinozienne fonde son matérialisme. Au XVII^e siècle, cela a dû constituer un bouleversement complet pour le paradigme politique hollandais de l'époque, même s'il était plus avancé qu'ailleurs sous les deux stadthouders, les frères de Witt.

3. Le troisième concept qui permet d'utiliser la pensée spinoziste à notre époque ultracontemporaine, [après le matérialisme & la puissance], est  celui de multitude. La multitude est une puissance de singularité commune.

Reprenons: cet entretien semble détourer au moins cinq concepts:

1. Le TTP fait advenir la tolérance, principalement comme acceptation de nos singularités;
2. le TP, la démocratie;
3. le matérialisme fonde l'horizon du monde & dissout tous les théismes, aussi bien les trois monothéismes que le panthéisme; le deus sive natura semble convenir ici, même si A. Negri ne le cite pas;
4. la puissance spinozienne fonde son matérialisme;
5. la multitude est puissance de singularité commune. Toute l'ambiguïté du concept tient dans cet appariement du nom 'singularité' et de l'adjectif 'commun' puisque qu'il s'agit d'extraire du commun parmi toutes les paramètres qui définissent la singularité de chaque personne au sein de la multitude.
   

L'enchainement de ces cinq concepts pourrait bien être ce qui ressort de l'entretien. C'est ce que ma lecture retiendra en tout cas !

Note personnelle: C'est en lisant cet entretien qu'il m'est apparu nécessaire de lire également le quatrième ouvrage que A. Negri consacre à Spinoza. Il vient de me parvenir (14 7 21). J'en effleure à peine la table des matières. S'en dégage déj)à l'idée de poursuivre l'effort définitoire de la multitude au moyen d'un chapitre intitulé « Concerning the concept of multitude » (47-56). Il constituera la quatrième partie de cette recension multiple, à quatre entrées en quelque sorte.

3. Deux passages choisis dans l'ouvrage Multitude paru en 2004, coécrit par M. Hardt & A. Negri

La multitude est multiple.

La multitude

• se compose de différences internes irréductibles
  • à l'unité, [la multitude n'est pas une, pas plus qu'elle n'est uniforme.]
  • à une identité singulière, [La multitude ne s'identifie pas à une seule composante.]
  • aux classes sociales différenciées; [La multitude comporte différentes classes sociales dont les intérêts sont pourtant communs. Ces intérêts la poussent à se constituer par exemple en syndicat général. Face aux patrons, souvent des multinationales anonymes, contremaitres, chefs d'équipe, ouvriers & cadres moyens & supérieurs ont intérêt à s'unir.]
• se caractérise
  • par sa dimension économique,
  • par sa capacité à produire du commun, [afin d'être davantage efficace pour faire pression sur les pouvoirs constitués en dehors d'elle qui cherchent à diminuer fortement la puissance de la multitude.]
  • par sa dimension démocratique. [Elle est toujours à conquérir; au sein même des syndicats, les dérives sont nombreuses... Les égos omniprésents...]
• est capable de faire société; [Cela semble en de nombreuses circonstances être de moins en moins le cas.]
• demeure plurielle, [aux intérêts devenus si divergents parfois qu'il deviendrait bien illusoire de vouloir rassembler la multitude sous une même bannière.]
• demeure multiple, avec des singularités, des particularités propres. [La multiplicité rassemblerait la multitude autour de singularités, de différences.]

La multitude, bien que multiple,

• n'est pas fragmentée,
• n'est pas anarchique,
• n'est pas incohérente. (125) [puisqu'elle parvient à se rassembler  autour de suffisamment de raisons de faire société malgré les singularités qui pourraient qui les dissocient.]

La multitude désigne un sujet social actif, càd qui agit à partir de ce que les singularités ont en commun.

La multitude est une chair vivante qui se gouverne elle-même. (126)

Éth. II, p.13, postulat1, cité p. 226. Ici dans la traduction P.-F. Moreau:

"Le corps humain est composé d'un très grand nombre d'individus (de nature différente), dont chacun est fort composé."

Le texte latin: " Corpus humanum componitur ex plurimis (diversae naturae) individuis quorum unumquodque valde compositum est." (source)

La chair de la multitude produit en commun d'une façon

• qui est monstrueuse
• & qui cède toujours la mesure des corps sociaux traditionnels

mais elle n'engendre pas le chaos & le désordre social. Elle produit du commun qui sert à son tour de socle à toute production future.

L'intérêt commun

• produit de la multitude
• & s'oppose à l'intérêt général, fondation du dogme juridique de l'État-Nation. (233)

Note personnelle: Il me semble mieux comprende le concept de multitude à travers l'exemple d'un syndicat comme la FGTB en Belgique, comme j'ai essayé de l'illustrer dans cette troisième partie entre crochets. Je crains malheureusement que les syndicats soient devenus des sociétés de services auxquelles on a recours pour servir ses intérêts propres, tout comme les mutuelles d'ailleurs.

4. « Concerning the concept of multitude » (47-56) in A. Negri, Spinoza then & now, Polity, 2021
   

A. Negri defines multitudo as an ensemble of social modes of being. ... On the one hand, it moves towards absoluteness, towards the oneness & indivisibility of governernment, ...

But on the other hand, in the concept of multitude is also expressed, in another sense, a plural power, matched to that continuous & unresolvable tension of democracy towards opening itself, towards constituting itself in time. ... The multitude is a machine of infinite subjectivation. The life of absolute governement thus knows in Spinoza a systole & a diastole, a movement towards unity & a movement towards dispersion.

In TPT the term multitudo appears only six times & has not yet acquired political fulness; it is essentially a sociological concept. ... Multitudo presents itself as

• limit vis-à-vis the solitude & action of the monarch,
• or a limit to aristocratic selectivity & to its justification: later on it turns into the potenza of democratic absoluteness. ...

It is the multitude that produces a common society. It is a juridical subject.

In the Ethics, the term multitudo only appears once, in the Note to proposition 20 in part V: in multidine causarum ['in the multipliciy of causes']

Next, multitudo is natural power, of rather animal power. Multitude is the mass of people who, in these days of ours, travel across Europe in search for work & happiness & in flight from that universe of grim passions, murderous superstitions & hateful humiliations in which they were oppressed. These human swarms that traverse Europe cannot be called either 'mass' or 'crowd', but precisely 'multitude', ... a non-commercial but heroic undertaking. ... Multitude

• is always the ontological dispositif of a multiplicity of people,
• & is creative of the common. Spinoza himself, shocked by the murderous violence perpetrated on the De Witt brothers, wonder[s] whether that was not a 'barbarous multitude' [Ah bon ? Où ça ? Pas dans ses écrits en tout cas; c'est un propos oral rapporté par un de ses biographes contemporains. L'anecdote voudrait que son logeur l'a empêché d'aller coller une affiche sur la porte d'une église quand il a appris le lynchage par une foule des frères de Witt.].

But Spinoza's answer, & our own, consists in rejecting the ontological consistency of this 'negative'... What we see there is fascism, sectarian violence, religious fanaticism – it is not multitude. There is not multitude because this concept is not descriptive but constitutive, it does not point opaquely to a world of sad passions, but generates a world of joyous passions. ... [La multitude est un pouvoir constituant qui génère un monde dans lequel les passions sont joyeuses.] Plurality prevails over unity. ... There is no multitude in the state of nature. [La multitude n'existe pas à l'état de nature, dans la nature.]... However, there is [another] level of possible consideration: to define the multitudo from the standpoint of reason. ... Multitudo is the foundation of democracy inasmuch as it allows individuals to bring to society, each one entirely, their own values of freedom. Each singularity is a foundation of democracy, & it is for this reason that multitudo will never degrade into vulgus or plebs. François Zourabichvili rightly [wrote] that there can only be a 'free multitude':

The multitude « is not simply an intellectual chimera because of the natural tendency of individuals towards community (their common horror for solitude). » The logic is that of common notions. « So the consistency of the concept of multitude is to be found in the tension or tendency of a common desire. & it is on this common desire that the institution is founded.

La fin du chapitre explique pourquoi l'auteur a choisi le terme multitude préférablement à people, nation, working class, mob, common folk, mass. Les connotations des uns & des autres sont passées en revue pour ensuite s'arrêter sur la partie immatérielle & nomade que la multitude peut revêtir de nos jours. La coopération ressort enfin comme un élément central.

Le concept de multitude est un concept constituant; il se fonde sur un désir commun vers lequel les individus tendent, celui de faire communauté. Après le syndicat général pris comme exemple dans la troisième partie, A. Negri s'appuie ici sur l'exemple des mouvements de population qui cherchent refuge contre des situations devenues dangereuses sur leurs terres premières, ces terres où le hasard vous a fait naitre.

A. Negri égrène ensuite trois considérations complémentaires:

1. la tolérance, en tant que droit universel, en tant que droit à avoir des droits, est une condition d'une politique démocratique. Dès lors, le gouvernement absolu de la démocratie repose sur la multitude, se construit sur elle; les individus jouissent du droit de constituer une multitude, dans le respect mutuel dérivant de la liberté de chaque personne. Le droit d'avoir des droits est universel. Une politique démocratique est conditionnée à l'existence de ce droit universel qui consiste à jouir du droit d'avoir des droits.
2. Le désir de bien faire: A. Negri nous renvoie vers Eth. IV, prop. 37, Note 1. Il n'y a pas de notes attenant à cette proposition, mais deux scolies. Par contre, la proposition, P.-F. Moreau la rend de cette manière: « Le bien que chacun[.e] de ceux[/celles] qui pratiquent la vertu recherche pour lui-même, il le désirera aussi pour tous les autres [humains], & cela d'autant plus qu'il aura une plus grande connaissance de [la nature]. » Les deux types de crochets sont des alternatives propres à ce site: écriture inclusive & Deus Sive Natura...
3. Le concept d'utilité. Rien n'est plus utile aux humains que les humains eux-mêmes aux fins de promouvoir leur élan vers davantage de puissance créative.

L'effort de caractérisation du concept de multitude chez Spinoza continue bien sûr d'être mené à bien dans l'ouvrage paru chez Kimé. Cet essai-ci s'est uniquement proposé de mieux comprendre la manière dont la pensée d'A. Negri s'est penchée sur lui. La notion est foisonnante. Elle enrichit un référentiel pour mieux cerner les effets délétères que le capitalisme exerce sur nous. J'y ai toutefois perçu de nombreuses limites que j'ai [crochetées] à la traine de ses raisonnements serrés.

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5. Alexandre Matheron lit L'anomalie sauvage d'A. Negri & en rend compte, 1983 (2011).

Cela conclut mes citations extraites des cinq ouvrages.